Amérique latine x Crises - Instabilités et violences en Amérique latine
23/07/2023
L’Amérique latine s’apparente à un espace convulsif qui est miné par l’instabilité et la violence. Ces fléaux qui gangrènent le continent s’expliquent par une histoire tumultueuse, des inégalités socio-économiques et des trafics multiscalaires. Coûteuse pour les États et les sociétés, la spirale de la violence et de l’instabilité impose une refonte du pacte social latino-américain.
***
L’Amérique latine s’apparente à un espace convulsif qui est miné par l’instabilité et la violence.
L’histoire de l’Amérique latine est marquée par une instabilité protéiforme. La colonisation européenne du sous-continent débute dès le XVème siècle. Les traités de Tordesillas (1494) et de Madrid (1750) définissent les répartitions territoriales des deux empires espagnols et portugais. Hérités des indépendances des États latino-américains entre 1810 et 1821, les conflits territoriaux et frontaliers se prolongent aujourd’hui. Au XIXème siècle, les conflits se succèdent : la guerre de la Triple Alliance (1865-1870) ampute près de la moitié du Paraguay, la guerre américano-mexicaine (1846-1848), qui voit l’annexion de plusieurs territoires dont le Texas, ou la guerre du Pacifique (1879-1884) entre le Chili, le Pérou et la Bolivie qui prive cette dernière d’un accès à la mer. Les conflits s’enracinent aussi dans un héritage colonial qui demeure vivace. Système de servage et d'exploitation des populations indigènes, l’encomienda est mise en place pour extraire les ressources minières et agricoles au profit des colons. Dans les années 2020, plus de deux cents ans après son abolition en 1791, elle continue de produire ses effets sous la forme de tensions raciales, causées par le manque de reconnaissance et de réparations des préjudices des autochtones.
L’Amérique latine est aujourd’hui en proie à une polycrise dont les impacts sont hétérogènes. Par exemple, l’Argentine présente des résultats économiques contrastés au point d'être en crise permanente. Depuis 1980, l'Argentine a suspendu cinq fois le paiement de sa dette extérieure. Elle est le premier pays débiteur du Fonds monétaire international (FMI), avec près de 45 Md$. Son économie mal connectée à la mondialisation est l'une des principales raisons pour lesquelles le pays se maintient dans un marasme. Ceci entraîne une paupérisation de la population argentine et une augmentation de la violence. Au Pérou, la violence politique explose en décembre 2022 avec la tentative de coup d’État du président Pedro Castillo, séquence suivie de sa destitution qui plonge le pays dans les abysses de la violence. Pour l’anthropologue Guillermo Salas, le Pérou est en proie à une « racialisation de la géographie » (Au Pérou, derrière la crise politique, une explosion sociale aux racines profondes, Le Monde, 2022). A travers cette crise politique, les populations discriminées se soulèvent et s’agrègent autour d'une colère commune et multiforme.
Ainsi, les violences s’accentuent jusqu’aux échelles fines dans l’Amérique latine des années 2020. Proliférant dans les espaces marginalisés, le marché international de la drogue « contribue à la violence et à l’instabilité » selon l'Office des Nations Unies contre la drogue et le crime (ONUDC) dans son Rapport mondial sur les drogues (2022). Les principaux protagonistes sont les gangs (maras) qui transforment des territoires en véritables zones de guerre. Dans son documentaire La vida loca, Christian Poveda filme le quotidien de l’un des gangs les plus violents du Honduras : la Mara 18. Signe de cette violence extrême, le réalisateur est tué à la fin du tournage de ce documentaire. Un cycle de violence affecte aussi les femmes latino-américaines. De nombreuses femmes subissent des violences physiques, psychologiques ou sexuelles répétées. Sur le continent, un mouvement de grande ampleur cherche à lutter contre les féminicides. En 2019, le mouvement féministe chilien Las Tesis a réalisé une chanson chorégraphiée intitulée « El violador eres tu » (« Le violeur, c’est toi »). Ce mouvement social est devenu une véritable caisse de résonance contre les violences faites aux femmes.
Les fléaux qui gangrènent le continent s’expliquent par une histoire tumultueuse, des inégalités socio-économiques et des trafics multiscalaires.
L’instabilité et la violence contemporaines en Amérique latine sont ancrées dans l’histoire longue. Les trois siècles de domination espagnole et portugaise ont dessiné une forte hiérarchie sociale. Pour Olivier Compagnon, expert de la région, « les inégalités puisent leurs racines dans les structures économiques mises en place lors de la colonisation ibérique » (« Les inégalités en Amérique latine », Questions internationales, 2022). D’immenses domaines agricoles (latifundias) ont été possédés par des élites endogames, alimentant le ressentiment des paysans indigents. Ainsi, de la révolution mexicaine (1910-1917) aux réformes agraires (Bolivie en 1952, Pérou 1969) en passant par le Mouvement des Sans-terres au Brésil (1984), l’enjeu foncier et agricole attise violences et instabilités. Face à ces mouvements sociaux, des coups d’État et régimes autoritaires prônent le rétablissement de l’ordre. Ils instaurent un climat de terreur et des violences à l’encontre des populations et d’opposants : la dictature de Pinochet au Chili (1973-1990) et Videla en Argentine (1976-1981) l’attestent avec évidence. Dans un contexte de guerre froide (1947-1991), ces opérations de terrorisme d’État peuvent avoir reçu le soutien de puissances étrangères, comme les États-Unis avec l’opération Condor dans les années 1970.
Les inégalités protéiformes alimentent instabilités politico-économiques et violences au sein du sous-continent. En Amérique latine, 32% de la population totale vit dans une situation de pauvreté et 13% en extrême pauvreté (CEPALC, 2022). Le Rapport sur les inégalités mondiales (2022) montre que la part des revenus des 10% les plus aisés dans les revenus nationaux est de 55%, l’un des taux les plus élevés au monde. La pandémie de Covid-19 a également été à la fois catalyseur et révélatrice des inégalités. Mesure fiable des inégalités, l’indice de Gini du Pérou est ainsi passé de 0,454 à 0,475 entre 2019 et 2020. Enfin, la CEPALC pointe de fortes inégalités entre sexes, entre urbains et ruraux et selon « la condition ethnique et raciale ». En Colombie, la pauvreté touche ainsi 48% de la population afro-descendante et 64% de la population indigène, contre 35% pour les populations ni afro-descendantes ni indigènes.
Entretenant un climat de violences, le narcotrafic et les guerres de gangs sont particulièrement meurtriers en Amérique latine. Les affrontements territoriaux entre groupes rivaux, d’une violence extrême, menacent directement les populations, engendrant une instabilité multiscalaire. Selon l’ONU, l’Amérique latine regroupe 900 bandes différentes, totalisant 70 000 personnes. Les cartels de la drogue comptent parmi les organisations sud-américaines les plus violentes. Le sous-continent est ainsi le premier producteur de cocaïne (Bolivie, Pérou, Colombie et trafic via le Mexique principalement) et développe exponentiellement les drogues de synthèse. Au Mexique, les rivalités entre les cartels, principalement de Tijuana, de Sinaloa ou de Jalisco, ont fait plus de 350 000 morts depuis 2006. À l’échelle locale, dans sa contribution à l’ouvrage La ville, lieux de conflits (2017), Hervé Théry, expert du Brésil, analyse les violences et la peur nées des trafics de drogues dans les favelas de Rio de Janeiro.
Coûteuse pour les États et les sociétés, la spirale de la violence et de l’instabilité impose une refonte du pacte social latino-américain.
Spirale infernale, la violence engage des coûts colossaux pour les États et les sociétés. La corruption continue de sévir en Amérique latine. Seuls l’Uruguay et le Chili se détachent de leurs voisins qui sont plus largement affectés selon le Corruption Perception Index (2022). Or, la corruption et violence s'entrecroisent. En effet, le Venezuela, pays latino-américain le plus corrompu du continent est aussi verrouillé politiquement. En reprenant le pouvoir à la mort d’Hugo Chavez, Nicolas Maduro est entré dans l’espace politique en prolongeant l’institution d’un populisme de gauche suivi d’une suppression systématique de l’opposition au gouvernement. Ainsi, le paysage politique vénézuélien illustre l’une des spécificités du populisme latino-américain qui, selon Pierre Rosanvallon, « met bien en évidence les conditions d’expressions et de mise en œuvre de la représentation-incarnation » des gouvernants (Le siècle du populisme, 2020). Une vision du leader politique comme porte-voix de la révolution du peuple caractérise le style populiste latino-américain.
Certains pays latino-américains ont toutefois su répondre efficacement aux violences et profondes instabilités. Dans les années 1960, la Colombie en constitue l’exemple le plus probant. La guérilla communiste des Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC) a instauré un climat de violence inédit dans le pays. Elle a déclenché une forte instabilité que les dirigeants politiques ne sont pas parvenus à endiguer. Pour autant, en 2016, après quatre années de négociations, le gouvernement colombien mené par le président Juan Manuel Santos et les FARC ont conclu un accord de paix. Depuis 2017, les FARC forment même un parti politique, symbole d’une stabilité démocratique partiellement recouvrée. De même, l’instabilité et les violences nées des profondes inégalités au Brésil ont été réduites grâce aux politiques socio-économiques volontaristes. Dans les années 2000 et 2010, les transferts sociaux mis en place dans le cadre des programmes Bolsa Família et Benefício de Prestação Continuada (invalidité et pension de vieillesse) ont contribué à une baisse de 58 % de l’extrême pauvreté, de 30 % de la pauvreté et de 41 % des inégalités entre 2004 et 2014 (Banque mondiale).
Ainsi, la refonte du pacte social en Amérique latine est vitale pour l’avenir du sous-continent. La multiplicité des crises politiques, dont témoigne le cas péruvien, alimente les instabilités, exacerbe les violences et fracture les sociétés. Alors que le sous-continent est marqué par des prélèvements sur les revenus parmi les plus faibles au monde, encore peu acceptés par les citoyens, la constitution d’États sociaux apparaît pourtant nécessaire. Le renforcement de la lutte contre le narcotrafic constitue la deuxième clé du développement socio-économique du sous-continent. Plus globalement, selon Tamara Taraciuk Broner, directrice de la division Amériques de Human Rights Watch : « Les dirigeants devraient montrer que la démocratie peut aboutir à des résultats, en s’engageant en faveur de la santé, de l’éducation, de la sécurité et d’autres droits fondamentaux tout en faisant respecter l’état de droit ».
Source texte : NeoGeopo / Matthieu Alfré, Adrien Grédy et Axel Riondet
Source image : Le Monde
Source carte : Matthieu Alfré et Christophe Chabert - Le monde en cartes : méthodologie de la cartographie (2023)