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Conflictualité x Eau – Vers de nouvelles routes de la soif

12/02/2023

Ressource vitale pour toute forme de vie, l’eau peut expliquer peuplements et migrations dans l’histoire. En voie de raréfaction, l’eau devient un facteur central des relations géopolitiques entre les acteurs à toutes les échelles. L’eau pourrait s’imposer comme la source des migrations futures le long des routes de la soif. 

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Ressource vitale pour toute forme de vie, l’eau peut expliquer peuplements et migrations dans l’histoire. 

  • Surnommée « l’or bleu », l’eau est une ressource précieuse et vitale pour l’ensemble du vivant. Sur la planète, l’eau prend des formes liquide, solide ou gazeuse. Comme ressource indispensable à la survie des hommes, l’eau revêt de multiples fonctions allant de l’hydratation à l’irrigation et de la production à la consommation. Si la Terre présente une surface constituée à 71% d’eau, une majeure partie reste directement impropre à la consommation humaine. L’eau utilisable pour les êtres vivants est majoritairement l’eau douce, qui ne représente que 2,5% de l’eau disponible. La valeur inestimable de l’eau a été reconnue par l'Europe dans la Charte européenne de l'eau de 1986 qui stipule avec emphase que : « il n'y a pas de vie sans eau. C'est un bien précieux indispensable à toutes les activités humaines. L'eau n'a pas de frontières ». Cette importance décisive de l’eau se concrétise dans la géopolitique ancienne et actuelle.  

  • À travers l’histoire, l’eau a joué un rôle fondamental pour les peuples des grandes civilisations. Ainsi, le Nil constitue la source de la civilisation pharaonique.  En effet, la civilisation égyptienne antique (- 3150 av-J-C) s’est établie le long du Nil, devenu la cause de son développement économique et de sa grandeur politique. L'imaginaire profond des populations nilotes est façonné par les crues du fleuve. Par exemple, Hâpy, l'hymne au Nil, constitue un chef d’œuvre de la littérature égyptienne antique. Dans son article Le Delta du Nil : enjeux et limites du contrôle territorial par l’État (Hérodote, 2006), Sylvie Franchette précise que les crues du Nil rythment la vie des populations au point que l’État en fasse un enjeu de politique publique : « les gouvernements de l’Égypte ont dû affronter les caprices du fleuve, contrôler la crue, la canaliser ou l’étendre jusqu’aux marges du delta ». La centralité du fleuve explique le peuplement de l’Egypte jusqu’à nos jours, ce qui reste attesté pour d’autres civilisations.  

  • Ressource rare et inégalement répartie, l’eau douce figure aux cœur des enjeux géopolitiques mondiaux au XXe siècle. Le défi principal pour les populations est celui de l'hétérogénéité de l’accès à une eau de qualité. Car si certaines régions du monde en sont très bien dotées, d’autres sont en état de stress hydrique (1700 m^3 / habitant / an) voire de pénurie (1000 m^3 / habitant / an). Dans leur atlas Le monde en cartes : méthodologie de la cartographie (2023), Matthieu Alfré et Christophe Chabert insistent sur la corrélation entre difficultés d’accès à l’eau et conflictualité endémique. Leur carte révèle que du Proche-Orient à la bande sahélo-saharienne, le manque d’accès à l’eau exacerbe les rivalités de pouvoir entre populations. Cause de déplacements de populations, cette hydroconflictualité s’exprime avec évidence dans les conflits israélo-arabes depuis 1948. Ce conflit inextinguible se diffuse par la question de l’eau qu’il s’agisse des eaux du Jourdain, du plateau du Golan ou du système d’adduction. L’eau s’infiltre dans les conflits qui sont eux-mêmes causes de migrations régionales.  

En voie de raréfaction, l’eau devient un facteur central des relations géopolitiques entre les acteurs à toutes les échelles. 

  • Certes, l’eau peut constituer une source de coopération entre les acteurs de la géopolitique. Cette propension à la coopération se retrouve surtout dans la gestion des eaux de surface qui sont transfrontalières à tel point qu’il existe une hydro-diplomatie. En effet, près de 145 accords internationaux réglementent les eaux de surface afin de gérer au mieux la répartition de la ressource entre les pays. L’agence de l’eau de l’ONU recense une majorité d’accords qui portent sur l’hydroélectricité ou l’utilisation de l’eau. Ainsi, plusieurs fleuves apparaissent emblématiques de la capacité des États à coopérer pour l’eau comme l’illustre le cas européen, avec le Danube ou le Rhin. Issu d’une idée qui remonte à Charlemagne (VIIIe et IXe siècle), le canal Rhin-Main-Danube marque le XXe siècle avec un creusement pendant 70 ans jusqu’à son ouverture en 1992. Ce canal européen ouvre une voie d’échanges et de commerce entre mer du Nord et mer Noire. L’eau peut être une source efficace de coopération entre voisins.  

  • Cause de tensions dans les nations, l’eau est un enjeu des inégalités socio-spatiales. Certes, dans son article séminal, Aaron Wolf réfute l’omniprésence de guerres de l’eau contemporaines puisque la dernière en date de l’eau aurait eu lieu il y a plus de 4500 ans en Mésopotamie, entre les cités-Etats de Lagash et Umma (Conflict and Cooperation Along International Waterways, 1998). Toutefois, les tensions intra-nationales se multiplient à mesure que la démographie, le développement et le changement climatique, augmentent la pression sur les ressources disponibles. En 2022, l’Europe a connu sa pire sécheresse depuis 500 ans. Début 2023, la France se divise sur la question des méga-bassines posées par des agriculteurs anticipant les sécheresses estivales. Pour l’organisation militante Greenpeace, les méga-bassines « accentuent la pression sur les ressources en eau, nuisent à la biodiversité et continuent d’alimenter un modèle agro-industriel dévastateur et inadapté ». Ces militants écologistes s’insurgent contre des pratiques qui accroissent les conflits d’usage entre utilisateurs au profit d’une agriculture productiviste.  

  • Cause de tensions entre les États, l’eau est cœur de conflits interétatiques menant à des risques d’envergure. Modèle de coopération dans la majorité des cas, la gestion fluviale peut aussi engendrer des tensions voire des conflits. Situé entre les États-Unis d’Amérique et le Mexique, le fleuve Colorado est un territoire de crispations entre centre et périphérie, mais aussi, entre nord et sud. Siège du barrage Hoover, ce fleuve sert la consommation de dizaines de millions de personnes dans 7 États états-uniens. Or l’accaparement du fleuve par ces États accroît les crispations nationales et internationales. Fin janvier 2023, les États concernés ne sont pas parvenus à un accord pour limiter leur consommation, suscitant l’inquiétude du gouvernement central, mais aussi du Mexique, en aval. Allant plus loin dans le potentiel belligène, le Nil est la source de crispations entre l’Ethiopie et l’Egypte. Sur un affluent, le Nil bleu, le barrage de la Renaissance doit permettre à l’Ethiopie de s’électrifier davantage, au prix d’une baisse du débit pour l’aval, préjudiciable à l’agriculture égyptienne.  

L’eau pourrait s’imposer comme la source des migrations futures le long des routes de la soif. 

  • Catalysées par le réchauffement climatique, la sécheresse et les pénuries d’eau alimentent les flux migratoires. L’augmentation moyenne des températures depuis l’ère préindustrielle dépasse d’ores et déjà 1,2°C selon le groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC). Or, le dérèglement climatique pourrait déboucher sur une hausse moyenne des températures de 2,8°C d’ici 2100 selon les plans climatiques nationaux audités par l’Organisation des Nations-Unies (ONU). Ainsi, compte tenu de cette trajectoire, plus de 40 % de la population mondiale risque de vivre dans des régions touchées par des pénuries d’eau dans de nombreux espaces, comme le bassin méditerranéen et la bande sahélo-saharienne. En pleine augmentation, les bouleversements climatiques donnent lieu à une croissance accrue des flux migratoires : l’agence des Nations-Unies pour les réfugiés (UNHCR) estiment que la sécheresse a fait plus d’un million de déplacés en Somalie depuis 2021. Dans cette zone complexe, les canicules et sécheresses extrêmes auraient une probabilité d’occurrence bien plus élevée qu’aujourd’hui.  

  • En complément, l’eustasie apparaît aussi constituer un motif important de migrations pour fuir des espaces aux littoraux densément peuplés. Selon la géopolitologue Bernadette Mérenne-Schoumaker dans son article « Les migrations environnementales : un nouvel objet d’enseignement » (Géoconfluences, 2020), il apparaît complexe de bien prendre conscience de l’envergure des migrations environnementales, toutes causalités confondues. Les ordres de grandeur conjugués apparaissent considérables. Le climatologue Jean Jouzel, membre du GIEC, estime qu’une élévation du niveau de la mer de 40 centimètres donnerait lieu au déplacement de 200 millions de personnes. D’après la National Oceanic and Atmospheric Administration (NOAA), d’ici à 2050, le niveau des océans pourrait monter de 30 cm et jusqu’à plus de 77 cm d’ici 2100. Or, le scénario central de la division population de l’ONU prévoit un passage de 8 milliards d’habitants en 2023 à 9,7 milliards d’habitants en 2050. Aussi, conjuguée aux pressions sur les ressources hydriques, l’eustasie pourrait constituer un facteur répulsif dans les flux migratoires des décennies à venir.  

  • Dès lors, l’eau pourrait devenir un facteur perturbateur de géopolitique au centre des migrations futures. Ces tendances prospectives font écho aux anticipations futuristes des membres de la Red Team, un cercle de réflexion constitué par l’agence innovation défense (AID) de l’armée française. Missionnés pour imaginer les menaces futures, les experts envisagent un scénario fondé notamment sur les perturbations du cycle de l’eau. Dans leur premier ouvrage Ces guerres qui nous attendent : 2030-2060 (2022), le scénario « P-Nation » montre l’émergence d’une nation pirate post-territoriale. Les océans et les mers accueilleront des populations migrantes ayant fait sécession des territoires nationaux. Dans cette perspective, les nouvelles routes de la soif déboucheront sur une nation maritime dont les intérêts iraient à l’encontre des vieilles nations westphaliennes. Pour les prospectivistes, les décennies à venir promettent l’apparition de nouvelles routes de la soif qu’il ne tient qu’à nous de réguler.  

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Source texte : NeoGeopo / Matthieu Alfré et Doha Yahyi

Source image : Le Monde

Source carte : Matthieu Alfré et Christophe Chabert - Le monde en cartes : méthodologie de la cartographie (2023)

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