Iran x Démocratie - Femme, vie, liberté !
04/12/2022
L’histoire tumultueuse de l'Iran est marquée par un basculement idéologique et politique sans précédent en 1979. Dans ce contexte crisogène, les fragilités économiques et sociales du pays donnent lieu à une insurrection généralisée en 2022. Déstabilisée par le soulèvement révolutionnaire, la situation géopolitique de l’Iran aura de fortes répercussions dans les prochaines années.
***
L’histoire tumultueuse de l'Iran est marquée par un basculement idéologique et politique sans précédent en 1979.
La révolution de 1979 procède d’une contradiction profonde dans la société iranienne de l’après-guerre. Certes, dans les années 1960, l'économie extravertie de l'Iran croît grâce à l’essor des prix des matières premières, dont la hausse des prix du pétrole et de l’acier. Or, cette croissance ne bénéficie pas pleinement aux catégories populaires. Téhéran devient le symbole des inégalités socio-spatiales du pays. Si le centre aisé est éloigné des bidonvilles périphériques, des quartiers huppés voisinent avec des ghettos urbains. Dans un Iran gouverné par une oligarchie dominante, entretenue par le shah Mohamed Reza Pahlavi, l’opposition politique rassemble les mécontentements face au pouvoir en place, lequel est soupçonné de céder à l’impérialisme étranger. La révolte sourde contre le Shah se répand dans de nombreux groupes d’intérêts : partis nationalistes, classes intellectuelles, groupes religieux et propriétaires terriens. L’Iran se trouve dans des conditions prérévolutionnaires, qui seront récupérées par les autorités religieuses chiites (ayatollahs) dans les années 1970.
Sous la révolution islamique de 1979, l’Iran connaît un basculement géostratégique majeur. Face aux doléances, en 1963, le shah met en place une tentative de réforme en impulsant la « révolution blanche » comportant un programme de réforme agraire. Pourtant, ce projet ambitieux se solde par un échec politique. Dans ce contexte instable, le shah entend capitaliser sur le soutien politique des États-Unis. Les Américains voient dans l’Iran du shah une source de pétrole, un relais géopolitique et un État tampon contre l’influence soviétique dans la sous-région. L'Iran occupe alors une place stratégique dans leur politique étrangère au Moyen-Orient avec l’élection de Jimmy Carter en 1977. Toutefois, la révolution islamique menée par l’ayatollah Khomeini renverse l’État impérial d’Iran en 1979. Le géopolitologue Thierry Coville décrit dans Iran, la révolution invisible (2007), l’inquiétude qu’a suscité l’avènement de la République islamique en 1979 dans le monde occidental du fait des risques de contagion dans la sous-région.
Véritable menace géopolitique régionale, l’Iran est au centre d’un arc de crises géopolitiques à diverses échelles. À l’échelle régionale, l’Iran est considéré comme une menace chiite pour ses voisins à peuplement majoritairement sunnite. En effet, il exerce son influence sur un « croissant chiite » selon la formule du roi Abdallah II de Jordanie, analysée par la géopolitologue Laurence Louer dans son article « Déconstruire le croissant chiite » paru en 2009 dans Revue internationale et stratégique. Dans son étranger proche, l’Iran s’ingère volontiers dans les affaires intérieures de pays fragiles en instrumentalisant des groupes chiites souvent dominés (Irak, Syrie, Yémen, Liban). À l’échelle nationale, au Liban, le Hezbollah est créé en 1982 avec l’apport de financements iraniens. Cette milice chiite s'affirme pendant la guerre civile des années 1980, puis, elle est consacrée dans le Liban d'après-guerre comme la seule milice armée autorisée par l'occupant syrien. En plus de son engagement dans l'espace politique libanais à partir de 1992, le bras armé du Hezbollah a la charge de la lutte contre Israël.
Dans ce contexte crisogène, les fragilités économiques et sociales du pays donnent lieu à une insurrection généralisée en 2022.
Poursuivant sa logique de prolifération nucléaire, l’Iran se prive d’alliés majeurs dans la région et le monde. Avant la révolution islamique de 1979, l’Iran développe son programme nucléaire avec l’aide des Occidentaux. Cependant, la prise de pouvoir par les ayatollahs déclenche une guerre entre l’Iran et l’Irak (1980 – 1988). Arguant de litiges frontaliers anciens, Saddam Hussein veut profiter des troubles postrévolutionnaires pour endiguer l’émergence d’une puissance chiite dans la sous-région. Malgré le soutien soviétique et occidental, l’Irak ne parvient pas à s’imposer, ce qui débouche sur un statu quo ante bellum. Après la prise d’otage dans l’ambassade américaine en 1979-1980, les relations entre l’Iran et les États-Unis, ne font que se dégrader. Dans les années 1990, pour sanctuariser son territoire, tout en prétextant de la nécessité de diversifier ses approvisionnements énergétiques, l’Iran poursuit sa nucléarisation dans des sites clandestins. Dès 2006, les membres du Conseil de Sécurité (P5) et l’Allemagne mènent une négociation conclusive, avec la menace de sanctions, pour limiter la prolifération nucléaire (JCPoA de 2015).
Manquant de diversification, l’économie de l’Iran s’affaiblit par la récurrence des chocs exogènes. L’économie rentière de l’Iran, dont les exportations restent majoritairement pétrolières, manque de résilience face aux chocs exogènes. Depuis la révolution de 1979, la croissance économique iranienne connait un ralentissement majeur. La guerre Iran-Irak (1980 – 1988), le contre-choc pétrolier depuis 1985 et l'endettement externe sont autant de facteurs qui ébranlent une économie déjà fragile. Dans les années 2010 et 2020, les impacts conjugués des sanctions américaines et de la crise sanitaire accroissent ses fragilités économiques : inflation, paupérisation et inégalités bouleversent l’équilibre sociétal. Le régime iranien devient de plus en plus asphyxié sous les pressions économiques croissantes. Selon la Banque mondiale, l’inflation culmine à près de 40% ces quatre dernières années. Le maintien des sanctions menace dangereusement une économie concurrencée par d’autres pays exportateurs d’énergies fossiles (Russie, Arabie Saoudite, Qatar) tandis que la dévaluation du rial iranien attise l’inflation du marché intérieur.
Oppressées, des franges de la population, dont les jeunes et les femmes, se soulèvent contre la dictature théocratique iranienne. La république islamique opprime les libertés individuelles et publiques dont devraient bénéficier les femmes. C’est ce que dénonce l’écrivaine iranienne Marjane Satrapi dans ses célèbres bandes dessinées Persépolis (2000 à 2004). Elle y fustige l’infériorisation des femmes dans la société iranienne sous le régime des ayatollahs : oppression patriarcale, port obligatoire du voile, accès limité à l’éducation et l’emploi, etc. En septembre 2022, la mort de Mahsa Amini – jeune étudiante iranienne de 22 ans – trois jours après avoir été arrêtée par la police des mœurs iranienne pour « port de vêtements inappropriés », met le feu aux poudres. Cet événement tragique déclenche un soulèvement en Iran : manifestations et émeutes se multiplient à travers le pays, avec le soutien de l’opinion publique occidentale, pour dénoncer la répression croissante du régime iranien. Depuis le début de l'insurrection populaire, même les autorités iraniennes reconnaissent plus de 300 morts, bilan sans doute fortement sous-estimé.
Déstabilisée par le soulèvement révolutionnaire, la situation géopolitique de l’Iran aura de fortes répercussions dans les prochaines années.
Le soulèvement révolutionnaire en Iran fait état d’une détermination intacte des deux camps jusqu’au changement de régime politique. Car la lecture opérée par le régime théocratique des précédents révolutionnaires en Iran proscrit toute ouverture réelle envers le camp de l’émancipation et de la démocratisation. Selon la journaliste au Monde, Ghazal Golshiri (novembre 2022), le guide suprême de la révolution islamique, l’ayatollah Khamenei, dresse une analogie avec la révolution de 1968 contre le shah. Le shah avait montré une ouverture aux doléances populaires, perçue alors comme une fragilité, ce qui aurait causé sa chute en 1979. Aujourd’hui le régime « n'a d'autres réponses aux aspirations de sa population que la répression, la prison, ou la mort » pour Christine Ockrent, qui consacre une émission à cette révolution iranienne portée par le slogan « Femme, vie, liberté » (novembre 2022). La situation de l’Iran apparaît dans une impasse socio-politique totale au point de poser la question du changement de régime.
À court terme, le gouvernement iranien tente l’apaisement pour limiter la contagion révolutionnaire. Les dernières informations disponibles laissent entendre que le gouvernement tente tout ce qu’il peut pour contrecarrer la perspective d’un changement de régime. Alors que la répression s’intensifie, tant dans les rues que dans les prisons, l’annonce de la dissolution de la police des mœurs est censée contribuer à la réduction des tensions. Cette police des mœurs est directement à l’origine de la mort de Mahsa Amini. Pour Mahnaz Shirali, autrice de Fenêtre sur l’Iran, le cri d’un peuple bâillonné (2021), cette dissolution est un aveu de fébrilité qui ne fait que confirmer la « fragilité du régime ». Les femmes, les jeunes, les Kurdes et les Baloutches s’organisent pour renverser les dirigeants ultra-conservateurs afin de mettre en place un nouveau régime qui mette fin aux dérives de la révolution islamique (corruption, clientélisme, oppression, etc.).
À long terme, la situation politique de l’Iran pourrait avoir un impact considérable sur la stabilité à l'échelle mondiale. En cas de maintien du régime actuel, l’Iran pourrait être le maillon déclencheur d'un prochain affrontement pour les spécialistes américains Eliott Ackerman et James Stavridis dans son ouvrage 2034: A Novel of the Next World War (2021). Selon ce scénario, la troisième guerre mondiale opposerait les États-Unis à une coalition de puissances révisionnistes, dont l’Iran. Dépassant la fiction géopolitique, la radicalisation actuelle du régime iranien inquiète les puissances occidentales. En septembre 2022, la France, le Royaume-Uni et l’Allemagne dénoncent l’attitude belligène de l’Iran dans un contexte d’escalade des tensions. Les trois puissances occidentales publient une déclaration conjointe qui met en garde contre « la poursuite de l’escalade nucléaire de l’Iran » qui « met en péril les perspectives de rétablir le JCPoA ». Poursuivant sa nucléarisation, en novembre 2022, l’Iran reconnaît procéder à l’enrichissement de l’uranium à 60%, bien au-delà du taux du nucléaire civil (< 4%). L’Iran vit un moment charnière qui sera décisif pour la stabilité géopolitique et la démocratie politique.
***
Source texte : NeoGeopo / Matthieu Alfré, Doha Yahyi et Axel Riondet
Source image : Marco Melgrati - Cut it out!
Source carte : Le Monde - Service Cartographique
***