Europe x Allemagne – La montée des périls
L’Allemagne de 2020 est confrontée à un triple défi qui suggère que son modèle est à l’agonie. Les décisions de la chancelière Merkel pour y faire face n’ont fait qu’accélérer la montée des périls. Ainsi, l’Allemagne gagnerait aujourd’hui à accepter le renforcement européen et impulser une relance budgétaire.
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L’Allemagne de 2020 est confrontée à un triple défi qui suggère que son modèle est à l’agonie.
À court terme, l’économie de l’Allemagne est en train de ralentir en raison de son extraversion et de son sous-investissement. En effet, la moitié de l’économie allemande, fortement industrialisée, dépend des exportations de biens et services. Elle subit les dégâts de la guerre commerciale entre la États-Unis et la Chine tout en affrontant les pressions sur le secteur automobile (« Dieselgate »). Cette fragilité conjoncturelle est d’autant plus difficile à supporter que les infrastructures allemandes enregistrent un manque d’investissement chronique. Celui-ci se chiffre à près de 159 Md€ ne serait-ce que pour les biens relevant des communes selon la banque KfW. La situation actuelle engendre des incertitudes préjudiciables à la confiance des agents économiques.
À moyen terme, l’Allemagne continuera de subir sa position géopolitique inconfortable entre les grandes puissances. Avec Moscou, Berlin accélère la réalisation du projet Nord Stream 2 au risque d’accroître le pouvoir des Russes sur ses approvisionnements. Avec Pékin, son premier partenaire commercial, Berlin s’inquiète d’investissements agressifs dont finissent même par se méfier ses plus grands industriels. Avec Washington, protecteur tutélaire de l’ouest allemand après 1945, la soumission stratégique de Berlin finit par poser problème d’autant qu’elle se double de sanctions économiques sous Trump. Les marges de manœuvre de la diplomatie allemande restent ainsi limitées du fait d’une vulnérabilité aux grandes puissances mondiales.
À long terme, la démographie atone de l’Allemagne laisse entrevoir une contraction de puissance d’ici 2050. Depuis 1971, le pays enregistre une réduction naturelle de population c’est-à-dire que le nombre de cercueils excède le nombre de berceaux. Même si l’Allemagne est le pays le plus peuplé d’Europe occidentale, avec 83 M d’habitants en 2020, la faiblesse de son indice de fécondité (< 1,5 enfant par femme) fait peser le risque d’un rapide vieillissement et d’une réduction de la population nationale. Ces caractéristiques démographiques illustrent le « suicide démographique » de pays européens à horizon 2050 selon Jean-Michel Boussemart et Michel Godet de la fondation Robert Schuman. Plusieurs tendances cumulées accréditent la venue d’une crise profonde en Allemagne.
Les décisions de la chancelière Merkel pour y faire face n’ont fait qu’accélérer la montée des périls.
Consciente de l’opportunité démographique, Angela Merkel a mis en place une politique d’accueil controversée en 2015. Les conflits et les inégalités dans les pays du voisinage de l’Europe avaient provoqué un épisode migratoire significatif. Une importante vague migratoire avait fui les ravages des guerres moyen-orientales et des dictatures africaines. Plus de 1,2 M de demandes d’asiles ont donc été déposées en Allemagne entre 2015 et 2016. Sans concertation, la chancelière a ouvert les frontières et mis en place une politique d’accueil impréparée mais ancrée dans la tradition chrétienne-démocrate du parti CDU/CSU. Son enthousiasme et son optimisme ont été résumés par sa formule : « Wir schaffen das! » [« Nous y arriverons »].
L’extrême-droite allemande n’attendait que cette occasion pour refaire surface dans des régions délaissées. Pour Christophe Ayad, journaliste du Monde spécialisé dans les questions internationales, « le débat s’est déplacé de l’accueil des réfugiés à la compatibilité entre l’islam et la culture allemande » à la suite des viols commis par des migrants pendant la nuit de Nouvel An à Cologne en 2015. Après l’abandon de sa ligne libérale, le parti d’extrême-droite AfD sort de l’anonymat en instrumentalisant des faits divers et en décomplexant son discours anti-migrants. Il s’implante dans les anciens territoires est-allemands. Il entre au Bundestag en 2017, ce qui fait tomber le tabou de l’après-guerre.
Ces crispations sociétales sont la cause d’une montée des périls qui se révèle préoccupante. En effet, l’Allemagne est redevenue perméable aux mouvements d’extrême-droite, tantôt encouragés par les problèmes domestiques, tantôt manipulés par des gouvernements étrangers. Elle compterait plus de 32 000 sympathisants d’extrême droite, parfois liés à des groupuscules néo-nazis comme le NSU. Les attaques de bars à chicha à Hanau en février 2020 attestent de la réalité de la menace sécuritaire. Selon le quotidien berlinois Die Tageszeitung, « la République est victime d’une offensive terroriste d’extrême droite, une trace sanglante qui va des meurtres du NSU aux morts de Hanau en passant par l’assassinat de Walter Lübcke et l’attentat contre la synagogue de Halle ».
Ainsi, l’Allemagne gagnerait aujourd’hui à accepter le renforcement européen et impulser une relance budgétaire.
Les menaces à la sécurité allemande trouveraient une réponse dans l’accroissement des protections nationales et européennes. Contre ses lacunes en matière de renseignement, l’Allemagne s’est dotée en 2019 d’un nouvel arsenal juridique qui prenne plus au sérieux la menace suprémaciste. La police criminelle et le renseignement intérieur recruteront 600 personnes pour cette mission. Pourtant, le caractère transnational de la menace terroriste, suprémaciste et islamiste, appelle aussi une réponse coordonnée et coopérative à l’échelle européenne. La spécialiste du renseignement Julie-Prin Lombardo, auteur de l’ouvrage Le renseignement à l’épreuve de l’Union européenne, appelle de ses vœux « une démarche de création et de renforcement d’un appareil sécuritaire pour l’Union Européenne ».
Le dynamisme économique de l’Allemagne pourrait être relancé par une politique budgétaire plus hétérodoxe. Contre le conservatisme budgétaire, il faudrait revenir sur le marqueur politique de la coalition Merkel : le « schwarze Null » qui rend obligatoire l’excédent du budget public. Même les élites économiques allemandes le remettent de plus en plus en question comme Jens Weidmann (directeur la Bundesbank) et Joe Kaeser (PDG de Siemens). Le gouvernement pourrait s’appuyer sur ses excédents budgétaires accumulés depuis 2012 dont la valeur totale atteint 48 Md€ en 2020. C’est peut-être le prix à payer pour la survie du modèle allemand.