Afrique x Éthiopie – L’émergence du tigre
L’Éthiopie contemporaine exerce un rayonnement international à toutes les échelles. Nation singulière, elle est en proie à des forces de fragmentation et à une pression régionale. L’Éthiopie est aujourd’hui confrontée à trois défis majeurs pour s’imposer comme un grand pays émergent africain.
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L’Éthiopie contemporaine exerce un rayonnement international à toutes les échelles.
À l’échelle mondiale, l’Éthiopie a acquis une notoriété croissante depuis le renouvellement politique au plus haut niveau de l’État. Fils d’un musulman oromo et d’une chrétienne amhara, le dirigeant Abiy Ahmed est de confession évangélique. Il représente bien la diversité ethno-religieuse éthiopienne. C’est un ancien cadre des services de renseignement qui est entré en politique dans les années 1990. En 2018, il a pris la tête d’une vaste coalition nommée Front démocratique révolutionnaire du peuple éthiopien (FDRPE), ce qui lui a donné l’accès à la primature. Le Premier Ministre a fourni des efforts significatifs pour résoudre le conflit historique avec l’Érythrée voisine. Il a donc obtenu le prix Nobel de la paix en 2019, donnant à l’Éthiopie une aura internationale.
À l’échelle continentale, l’Éthiopie dispose d’un rayonnement important comme plateforme institutionnelle de l’Afrique. Située bien au centre du pays, la capitale Addis Abeba est tantôt surnommée la « Bruxelles africaine ». Elle accueille des institutions internationales, des représentations diplomatiques et des sièges d’organisations non-gouvernementales ou de groupes de pression. Addis Abeba est donc la troisième ville au monde qui compte le plus de diplomates après New York et Genève. Ceci s’explique par le fait que l’Organisation de l’union africaine (OUA) - devenue Union africaine (UA) en 2002 - est basée dans la capitale éthiopienne depuis sa création en 1963.
À l’échelle régionale, l’Éthiopie se donne un rôle stabilisateur avec ses voisins. Dès son arrivée au pouvoir, Abiy Ahmed s’est distingué par un activisme diplomatique tous azimuts auprès de ses voisins. Se réconcilier avec l’Érythrée, agir en médiateur au Soudan, revitaliser l’accord de paix au Sud Soudan, renforcer le partenariat économique avec Djibouti et œuvrer à la pacification de la Somalie ont été autant d’axes de sa politique étrangère de voisinage. Toute cette diplomatie conjoncturelle s’inscrit aussi dans une démarche structurelle qu’atteste bien sa participation à la libéralisation des échanges commerciaux. L’Éthiopie s’affirme comme un membre actif du marché commun d’Afrique orientale et australe (COMESA) pour diversifier ses approvisionnements et ses débouchés.
Nation singulière, elle est en proie à des forces de fragmentation et à une pression régionale.
Les caractéristiques géographiques et démographiques de l’Éthiopie éclairent ses troubles contemporains. Le pays comporte des montagnes, des hauts plateaux et la vallée du Grand Rift avec un couloir de basses plaines comme le précise Émilie Aubry dans Le dessous des cartes (Incroyable Éthiopie). Ainsi, les climats et les terroirs de l’Éthiopie rendent possibles d’importantes cultures agricoles dont le café, les fleurs et les céréales. Grâce à ces attributs fondamentaux, l’Éthiopie est devenue le deuxième pays le plus peuplé d’Afrique, avec près de 110 millions d’habitants. Ces derniers attestent d’une « complexité ethno-religieuse » du fait des liens historiques du pays avec le Moyen-Orient. Plus de 80 ethnies et nationalités coexistent dans une concorde nationale qui se fissure.
En effet, l’Éthiopie apparaît de plus en plus divisée par des fractures communautaires et spatiales. Plusieurs spécialistes de la Corne de l’Afrique s’accordent à dire que le pays fait face à un risque de balkanisation c’est-à-dire de fragmentation causée par les séparatismes. La vie politique nationale s’est amplement structurée sur la base de clivages ethno-confessionnels et territoriaux au XXe siècle comme le montre René Lefort, expert reconnu de la zone (Éthiopie : la révolution hérétique). Malgré les efforts du gouvernement, l’année 2019 a été émaillée par une tentative de coup d’État attestée par le meurtre du chef d’État-major et des forts troubles confessionnels. Ces flambées de violence peuvent même s’accompagner de la destruction de lieux de culte.
Dans ses tentatives de stabilisation, l’Éthiopie n’est pas aidée par les conflits induits par son voisinage. Des États en difficulté, voire faillis, font partie du voisinage éthiopien, ce qui déstabilise ses régions périphériques. Par exemple, la Somalie est déchirée par une guerre civile qui s’est intensifiée depuis la chute du dictateur Siad Barre en 1991. Plongée son système clanique, la Somalie est restée en proie au séparatisme et à l’islamisme du mouvement al-Shebab. Visant à stabiliser ses marges, l’Éthiopie est intervenue en 2006 contre les djihadistes qui devenaient de plus en plus menaçants. Elle joue un rôle fort dans la mission de pacification AMISOM de l’UA pour contrer l’essor des terroristes al-Shabaab.
L’Éthiopie est aujourd’hui confrontée à trois défis majeurs pour s’imposer comme un grand pays émergent africain.
Unifier la nation est la priorité forte du gouvernement actuel qui vise l’émergence. L’instabilité est en effet à son comble au cours de l’année 2020. Alors que l’Éthiopie est confrontée à la pandémie de coronavirus, et que les élections générales de l’été 2020 ont été reportées, Abiy Ahmed est mis sous pression par les partis d’opposition. Sa stratégie politique consisterait à attiser la peur d’un ethno-nationalisme tout en proposant un modèle alternatif : le « medemer ». Ce mot amharique, signifiant « unité » et « synergie », a même fait l’objet d’un livre et d’une orientation politique. À court terme, l’émergence de l’Éthiopie dépend de la capacité du premier ministre à reconstruire l’unité nationale.
Propulser le développement est le complément indispensable pour l’émergence de l’Éthiopie. L’État moderne éthiopien s’est positionné comme un État développementaliste dont l’objectif est de créer un pays à revenu intermédiaire en 2025. Comme l’indique Clélie Nallet de l’IFRI, il combine de façon singulière « libéralisation de l’économie » et « dirigisme économique fort » avec près de 25% du PIB dédié aux investissements publics. Une série de grands plans de développement prévoient la privatisation progressive de fleurons nationaux comme Ethiopian Electric Power Corporation ou Ethiopian Airlines (5ème mondiale). Cette dernière doit se développer grâce au futur hub aéroportuaire africain censé devenir plus grand que celui de Dubaï. La gestion de la transition économique est le défi majeur du pays à moyen terme.
Apaiser ses partenaires régionaux et mondiaux demeure le défi éthiopien à plus long terme. Avec ses partenaires africains, l’Éthiopie a exploité sa position de pays château d’eau en construisant une quinzaine de barrages, dont celui de la Renaissance (GERD sur le Nil Bleu). Ce faisant, elle inquiète les pays africains situés en aval comme l’Égypte qui craint les conséquences sur son secteur agricole. Ainsi, la domination sur le Nil est d’ores et déjà en pleine recomposition. Avec ses partenaires mondiaux, l’Éthiopie a essayé de diversifier ses dépendances pour garder plus de mainmise. Elle reste toutefois très exposée à la Chine qui a investi dans des parcs industriels et des infrastructures de transport pour ses routes de la soie. Selon la China Africa Research Initiative de l’université John Hopkins, elle serait débitrice de plus de 12 Md$ contractés depuis 2000 même si elle chercherait à les renégocier. L’Éthiopie devient un tigre africain dont le destin est de regagner sa liberté.