Méditerranée x Turquie – L’emprise d’Erdogan sur la Méditerranée orientale
Les tensions en Méditerranée Orientale se multiplient au risque de cristalliser les différends entre la Turquie et des pays européens. Ainsi, les rivalités séculaires sont ravivées par Erdogan dont le néo-ottomanisme le mène à revendiquer territoires et ressources. Comme la Turquie est plus vulnérable qu’elle n’apparaît dans la sous-région, l’Union européenne gagnerait à apaiser cet espace stratégique.
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Les tensions en Méditerranée Orientale se multiplient au risque de cristalliser les différends entre la Turquie et des pays européens.
L’activisme de la Turquie en mer Egée a suscité l’hostilité de son voisin grec. L’arrivée dans les eaux grecques début août 2020 du navire de recherche sismique turc, Oruç-Reis, escorté par une dizaine de bâtiments de guerre, a entraîné de vives tensions entre Athènes et Ankara. Face à cette activité jugée illégale par la Grèce, au regard du droit international, le Premier Ministre grec Kyriakos Mitsotákis a demandé à la Turquie le rapatriement immédiat du navire. Cet appel au retrait du vaisseau n’a contribué qu’à déclencher de plus fortes crispations. Le différend s’est envenimé jusqu’au 5 septembre, date à laquelle Erdogan a ordonné une manœuvre militaire au large de la République turque de Chypre du Nord (RTCN).
Face à cette attitude, la fermeté de Paris détériore les relations diplomatiques entre la Turquie et la France. À la suite de ces tensions, la France a envoyé en urgence des aides militaires, dont 2 avions Rafale et 2 bâtiments de guerre, à la Grèce, l’ennemi historique de la Turquie. La position tranchée de Paris face à Ankara contrarie Erdogan, qui fait preuve de virulence en cristallisant d’autres contentieux récents, de la Libye à l’Arménie. Ainsi, selon Dorothée Schmid, responsable du programme Turquie contemporaine et Moyen-Orient à l’Ifri, « ce chiffon rouge, dans le contexte de tension constante entre Paris et Ankara, a sans doute convaincu Erdogan d’engager l’épreuve de force ».
La Méditerranée orientale devient un foyer de tensions aux portes de l’Europe. Erdogan a recours à une rhétorique belliqueuse pour flatter son électorat nationaliste et intimider les pays voisins. Il continue de menacer ouvertement la Grèce : « ils vont comprendre, soit par le langage de la politique et de la diplomatie, soit sur le terrain via d’amères expériences ». Cette aggravation des tensions a poussé la Grèce à renforcer son armée avec vigueur. Mitsotákis a ainsi annoncé l’achat à la France de 18 avions de combat Rafale (dont 6 neufs), 4 frégates, 4 hélicoptères multi missions MH-60R, des torpilles et des missiles. Il cherche aussi à recruter 15 000 militaires supplémentaires pour crédibiliser sa ligne de défense.
Ainsi, les rivalités séculaires sont ravivées par Erdogan dont le néo-ottomanisme convoite territoires et ressources.
Les rivalités actuelles en Méditerranée orientale héritent des conflits pluriséculaires dans l’empire ottoman. S’agissant de la Grèce, du XIVème siècle à la guerre d’indépendance grecque de 1821 à 1829, elle était sous domination ottomane. Le nationalisme grec s’est ainsi construit dans un but d’émancipation du joug ottoman. S’agissant de Chypre, elle est séparée depuis 1974 entre le Nord occupé par la Turquie et le Sud indépendant, où les tensions restent vivaces. Selon les périodes, l’intensité du conflit a fluctué, avec des incidents sporadiques, comme les démonstrations de force des deux armées en 1996 sur l’îlot d’Imia, avant une médiation réussie de l’OTAN. Ces antagonismes historiques sont aujourd’hui réactivés et participent grandement aux tensions en Méditerranée Orientale.
Aujourd’hui, la stratégie néo-ottomane d’Ankara réactive ces frictions historiques. Depuis la tentative de coup d’Etat en 2016, la politique d’Erdogan est marquée par une dérive autoritaire, qui passe par la restriction des libertés en Turquie, et une dynamique de rayonnement sur la scène internationale, via l’extension de son influence sur les territoires de l’ancien Empire Ottoman et au-delà. Selon Panagiotis Tsakonas, expert et professeur de relations internationales à l’université d’Athènes, « la Grèce et la Turquie ont toujours eu des relations de voisinage compliquées, mais depuis le coup d’Etat de 2016 manqué contre Erdogan, la situation s’est nettement détérioré » dit-il au journal Le Monde. Les ambitions régionales et globales d’Erdogan ne font que s’exacerber de plus en plus.
La course aux hydrocarbures et les délimitations contestées des frontières maritimes participent à cet essor des rivalités. En janvier 2020, la signature entre la Grèce, Chypre et Israël d’un accord pour le gazoduc sous-marin EastMed place Athènes comme un potentiel acteur énergétique influent. Toutefois, la Turquie a envoyé l’Oruç-Reis dans la zone pour sonder d’éventuels gisements d’hydrocarbures et obtenir sa part dans la ruée vers les hydrocarbures. Les débats sur la démarcation des eaux territoriales des pays amoindrissent les perspectives énergétiques de la Turquie. Ankara n’a pas signé la convention de Montego Bay (1982) sur laquelle se fonde Athènes pour son tracé de frontière maritime. Pour Erdogan, la seule île grecque de Kastellórizo ne saurait empêcher la Turquie de revendiquer sa souveraineté maritime…
Comme la Turquie est plus vulnérable qu’elle n’apparaît, l’Union européenne gagnerait à apaiser cette sous-région stratégique.
La phase d’expansion menée par Erdogan ne saurait occulter les fragilités de la Turquie contemporaine. Sur le plan économique, depuis 2018, la Turquie fait face à une grave crise qui est couplée à des difficultés monétaires du fait d’un contentieux avec les États-Unis de Trump. L’agence Moody’s a même baissée de façon historique la signature de la dette souveraine turque de B1 à B2 en septembre 2020. Sur le plan diplomatique, la Turquie se retrouve aussi de plus en plus isolée : l’achat de missiles russes S-400 au lieu des missiles américains MIM-104 Patriot fragilise sa place au sein de l’OTAN. Affaiblie par ces tendances, la Turquie n’a plus tous les atouts pour s’imposer en Méditerranée orientale.
Sous le signe de la coopération et du multilatéralisme, le règlement des différends en Méditerranée est un enjeu majeur pour l’Union européenne. Le 9 septembre 2020 à Ajaccio, les pays du Med7 (pays de l’UE du bassin méditerranéen) se sont rassemblés afin de trouver une solution aux tensions à l’Est. À l’issue du sommet, le président français a déclaré que les membres du Med7 souhaitaient « réengager un dialogue responsable et de trouver les voies de l'équilibre (...) sans aucune naïveté » et « de bonne foi ». Afin de stabiliser ses marges et de maintenir en vie un accord majeur pour les flux migratoires, l’UE doit permettre un dialogue de réconciliation.