Inégalités x Révoltes – Qu’ils mangent de la brioche !
Depuis les années 1980, l’évolution à la hausse des inégalités de richesses provient de choix politiques. Or, cette tendance globale devient de plus en plus insoutenable pour les économies, les sociétés et les écosystèmes. Des refontes urgentes des systèmes fiscaux et des politiques de redistribution contribueraient à se prémunir contre de telles dérives.
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Depuis les années 1980, l’évolution à la hausse des inégalités de richesses provient de choix politiques.
Sous le régime de la mondialisation, les inégalités de richesse connaissent une croissance significative. Les revenus comme les patrimoines enregistrent une forte divergence selon de crédibles économistes. Ainsi, Branko Milanović souligne les écarts de progression des revenus à l’échelle mondiale entre 1988 et 2008 avec une courbe ressemblant à un éléphant (Inégalités mondiales, 2019). Selon lui, les perdants sont les plus pauvres des pays pauvres et les classes populaires des pays riches puisqu’ils ont vu leur revenu stagner sinon diminuer. Toutefois, les revenus des classes moyennes des pays émergents et les plus fortunés (HNWI) ont augmenté de plus de 60%. Cette divergence pour les revenus se confirme aussi pour le patrimoine notamment pour les 0,1% HNWI du fait du prix des actifs immobiliers et financiers.
Elle s’explique par l’orientation des choix politiques opérés dans les pays développés et émergents. Ces inégalités de richesse ne relèvent en aucun cas d’un ordre naturel selon le chercheur Thomas Piketty, auteur du Capital au XXIe siècle (2013) et de Capital et idéologie (2019). Sa thèse est que les inégalités de richesses s’opèrent toujours en s’appuyant sur une idéologie politique qui les sous-tend tant « un régime inégalitaire […] se caractérise par un ensemble de discours et de dispositifs institutionnels visant à justifier et à structurer les inégalités économiques, sociales et politiques d’une société donnée ». Ce sous-jacent idéologique occulte le caractère artificiel et transformable de la hiérarchie économique qu’il protège.
Or, cette tendance globale devient de plus en plus insoutenable pour les économies, les sociétés et les écosystèmes.
Cet accroissement des inégalités ne fait que dégrader le potentiel de croissance des économies. L’Organisation pour la coopération et le développement économique (OCDE) explicite l’impact négatif des inégalités de richesses sur la croissance potentielle. Pour ses économistes, les inégalités de revenu « ont une incidence négative, statistiquement significative, sur la croissance à moyen terme » (Focus inégalités et croissance, décembre 2014). La hausse moyenne des inégalités dans les pays de l’OCDE causerait la perte de 0,35 point de croissance par an pendant 25 ans. Car les plus démunis sont contraints de réduire leur consommation, et leurs investissements dans l’éducation et la santé, facteurs décisifs pour la croissance potentielle.
Cette tendance contribue aussi à diviser et électriser les sociétés au risque de susciter des mouvements de révolte. C’est ce que suggère bien le climat social dans le monde à la fin de l’année 2019. Perdantes selon Milanović, les classes populaires et moyennes des pays avancés exigent plus de politiques publiques de redistribution. Contre la taxe carbone sur le carburant automobile, des centaines de milliers de Français - les « gilets jaunes » - se mobilisent pendant plus d’un an. Contre la taxe WhatsApp, des centaines de milliers de Libanais affichent une rare unité pour dénoncer l’incurie gouvernementale. Contre la hausse du prix du ticket de métro, des millions de Chiliens exigent bien plus de redistribution. Les foyers de tensions se multiplient dans des sociétés fragmentées.
Ceci est d’autant plus problématique que les inégalités économiques causent un fort impact environnemental (et vice-versa). C’est tout le sens de la démonstration élaborée par Lucas Chancel dans son essai Insoutenables inégalités (2017). Il estime même que ces inégalités économiques et environnementales « entretiennent en réalité une relation qui s’apparente à un cercle vicieux ». En analysant des statistiques générales et des cas concrets, l’économiste caractérise les « trappes à pauvreté environnementales ». Selon lui, les moins aisés (D1) sont moins responsables des dégâts environnementaux, moins protégés face aux risques et moins résilients aux catastrophes. Tandis que les plus aisés (D9) polluent bien davantage soit 8 fois plus pour la France et 24 fois plus aux États-Unis. Fin du mois et fin du monde apparaissent des horizons complémentaires.
Des refontes urgentes des systèmes fiscaux et des politiques de redistribution contribueraient à se prémunir contre de telles dérives.
Compléter les systèmes fiscaux permettrait aux grands États de contenir les écarts de richesses et d’engranger d’utiles recettes. À l’échelle mondiale, la priorité ne peut qu’être de lutter contre les paradis fiscaux afin de compléter la couverture de taxation. Pour l’économiste Gabriel Zucman, auteur de La richesse cachée des nations (2013), il y aurait près de 40% des profits des multinationales et 8% des richesses des particuliers qui seraient dissimulés offshore. Ces stratégies agressives engendrent des manques à gagner considérables pour les États puisqu’ils sont évalués à 350 Md€ par an, dont 120 Md€ pour l’UE et 20 Md€ pour la France. Grâce à des réformes coordonnées, cette manne financière augmenterait les recettes étatiques pour faciliter la mise en œuvre de politiques publiques.
Ces recettes fiscales gagneraient à être employées dans des politiques de redistribution visant le bien-être social et la transition environnementale. C’est dans tout ce contexte économique et politique que se laisse entendre la grande popularité des mesures de redistribution dans le monde. Pays développé le plus inégalitaire, les États-Unis d’Amérique sont aussi concernés par cette tendance. La campagne pour les élections présidentielles de 2020 voit se détacher Bernie Sanders et Elizabeth Warren, membres de l’aile gauche du Parti démocrate. Ces candidats constatent que 0,1% des Américains les plus aisés possèdent autant que les 90% restant. Ils observent aussi que les 400 Américains les plus aisés, dont Jeff Bezos le fondateur d’Amazon, payent moins d’impôt en proportion que le reste de la population (23% versus 28%). Tout en contenant ces écarts, ils proposent de lancer un plan d’investissement vert, de rendre les études supérieures gratuites et de généraliser une couverture maladie. Bref, ils plaident pour une révolution fiscale contre la crise des inégalités.
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