Russie x Chine - Par-delà l’Amour

 

16/04/2023

Les relations sino-russes oscillent historiquement entre rapprochements et tensions. La coopération entre Moscou et Pékin se décline dans l’ensemble des domaines de la géopolitique. L’amitié « hors-limite » entre la Russie et la Chine se révèle toutefois problématique. 

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Les relations sino-russes oscillent historiquement entre rapprochements et tensions. 

  • L’ambivalence de la relation sino-russe s’inscrit dans le temps long. Les velléités expansionnistes russes fragilisent d’abord la relation avec la Chine. Dès la fin du XVIIème siècle, l’empire Qing interrompt l’expansion russe en Asie. Par suite de la seconde guerre de l’opium (1856-1860), le traité d’Aigun (1858) et la Convention de Pékin (1860) instaurent l’annexion par la Russie tsariste de la région de la Mandchourie-Extérieure, située sur la rive gauche du fleuve Amour, et de l’île de Sakhaline. Par un exercice de diplomatie et une légère présence militaire, les Russes sont parvenus à annexer 910 000 km2 chinois sans recours aux armes. Le premier rapprochement moderne entre communistes russes et chinois émerge en 1917 à la suite de la révolution bolchévique. À la fin des années 1930, l’URSS soutient financièrement et militairement le gouvernement chinois de Tchang Kaï-Chek face à l’envahisseur japonais. 

  • L’amitié naissante entre les deux pays se dégrade progressivement sous Mao. Selon Marc Julienne, spécialiste de la Chine à l’IFRI, « les années 1950 furent une importante période de coopération entre le grand frère soviétique et le petit frère chinois » (Le Temps, 2022), fondée sur l’opposition idéologique et politique aux États-Unis. Les divergences se multiplient à la mort de Staline en 1953. D’une part, le Parti communiste chinois reproche à Khrouchtchev sa politique de déstalinisation ; d’autre part, le dirigeant soviétique critique ouvertement le « Grand Bond en avant » chinois. La rupture est consumée lors du XXIIème Congrès du PCUS (1961) et se cristallise le long de l’Oussouri lors de la guerre sino-soviétique de 1969. En 1972, le rapprochement sino-américain affirme les nouvelles ambitions chinoises. L’apaisement reste complexe après la mort du Grand Timonier en 1976. 

  • La chute de l’URSS en 1991 favorise la renaissance de la complicité sino-russe. Initiée par Gorbatchev et Eltsine, la détente sino-soviétique prend progressivement effet.  Le rapprochement se matérialise au sein du Conseil de sécurité de l’ONU. En 1999, les deux pays s’opposent à l’intervention de l’OTAN au Kosovo afin de contrer l’influence étatsunienne. La relation entre Xi Jinping et Vladimir Poutine approfondit les liens sino-russes. Depuis 2017, Moscou et Pékin ont utilisé 14 fois leur veto conjointement. Le 4 février 2022, le président chinois accueille son homologue russe pour la cérémonie d’ouverture des JO d’hiver à Pékin. Les deux pays divulguent alors une déclaration conjointe consacrant une amitié « hors-limite ». La « neutralité chinoise » quant à la guerre en Ukraine ainsi que son « plan de paix » de février 2023 témoignent du soutien officieux de Pékin à Moscou.  

La coopération entre Moscou et Pékin se décline dans l’ensemble des domaines de la géopolitique. 

  • Sur le plan politique, la Russie et la Chine partagent des positions communes. Elles agissent comme des puissances révisionnistes, c’est-à-dire qu’elles contestent la domination occidentale et l’hégémonie étatsunienne (Frédéric Encel, Les voies de la puissance, 2022). Cette posture actuelle provient à la fois d’une quête de leadership mondial et d’une opposition idéologique historique. L’héritage du communisme, la prégnance du capitalisme d’État, l’opposition aux « valeurs occidentales » et l’autoritarisme fondent la matrice idéologique de Moscou et de Pékin. Instituée en 2001 par la Chine, la Russie et quatre États d’Asie centrale, l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS) incarne l’ambition sino-russe de constituer un système multilatéral alternatif. Frédéric Lemaître, correspondant à Pékin du Monde, note toutefois une divergence fondamentale entre les stratégies des puissances chinoise et russe : si la nostalgie prédomine en Russie, la Chine se porte davantage vers l’avenir.  

  • Russie et Chine nouent des partenariats économiques et énergétiques d’ampleur. Confrontées aux sanctions occidentales, les deux puissances multiplient les accords de coopération en matière d’infrastructures, d’agriculture, de finance, d’énergie et de technologie. La Chine est ainsi le 1er pourvoyeur en biens de consommation, équipements et produits agroalimentaires de la Russie. En 2022, une voiture sur cinq vendue en Russie est chinoise. La coopération énergétique s’est également fortement développée au cours du XXIème siècle. La part du pétrole russe livré à Moscou a doublé en 10 ans. Signé en 2014 par Gazprom et la China National Petroleum Corporation, le contrat Force de Sibérie s’élève à 800 milliards de dollars et prévoit l’acheminement de 38 milliards de m3 de gaz russe par an à la Chine sur 30 ans. La guerre en Ukraine dope les échanges commerciaux et énergétiques sino-russes. 

  • La coopération militaire s’accentue malgré la guerre en Ukraine. Pékin et Moscou constituent deux armées majeures. En 2022, la Chine représente 14% des dépenses militaires mondiales tandis que la Russie en représente 3,1%. Depuis la chute de l’URSS, la Chine est le principal client de la Russie pour les armes, lui achetant 80% de son matériel militaire entre 1991 et 2013. Le long du XXIème siècle, les deux puissances ont renforcé la fréquence et l’ampleur de leurs exercices militaires conjoints. En septembre 2018, les exercices Vostok-2018, organisés en Extrême-Orient, sont les plus vastes manœuvres militaires conjointes de l’histoire de la Russie, réunissant 25 000 soldats, 7 000 véhicules et 250 avions et hélicoptères selon l’armée russe. En décembre 2022, Vladimir Poutine a affirmé « l’intention de renforcer la coopération entre les forces armées de Russie et de Chine ».  

L’amitié hors-limite entre la Russie et la Chine se révèle toutefois problématique. 

  • La Russie subit le rapport de force économique avec la Chine. La relation économique entre Pékin et Moscou est fortement asymétrique. Si la Chine est le 1er partenaire économique de la Russie, cette dernière ne représente que 3% des échanges commerciaux chinois. Depuis la guerre en Ukraine, les échanges entre les deux pays ont augmenté de 30% et Pékin accroît sa mainmise sur Moscou. La Russie est ainsi en proie à une forte dépendance économique à l’égard de la Chine. Selon Frédéric Lemaître, l’utilisation du Yuan dans les règlements financiers entre la Russie et les pays d’Afrique, d’Asie et d’Amérique latine constitue un véritable aveu de faiblesse. Enfin, le faible engouement chinois pour le projet gazier sino-russe Force de Sibérie 2, illustré lors de la visite d’État de Poutine en Chine, met en exergue l’ascendant chinois dans la relation. 

  • Les motifs de friction entre la Russie et la Chine se multiplient. Les différences culturelles entre les deux pays restent fortes, marquées par un racisme antichinois croissant qui dénonce une « colonisation rampante » dans l’Extrême-Orient russe et par les tensions mémorielles dans les villes frontalières de l’Amour comme à Heihe en Chine. En outre, la Russie ne constitue plus le modèle et père spirituel des années 1950. Ainsi, les horizons de la puissance chinoise s’étendent au-delà de Moscou. Via le projet des nouvelles routes de la soie, la Chine entend accroître son influence en Asie centrale et concurrence alors directement la Russie dans son pré-carré historique. Surtout, le partenariat sino-russe présente des risques importants pour Pékin. Selon Patricia Kim, il dégrade l’image internationale de la Chine et renforce la concertation occidentale à son encontre (Foreign Affairs, 2023). 

  • Face au partenariat sino-russe, la réaction occidentale cherche à s’unifier. Dans un rapport de mars 2023 (The Sino-Russian Partnership : assumptions, Myths and Realities), l’IFRI distingue 3 trajectoires possibles : le premier scénario décrit un partenariat sino-russe à son sommet ; le second voit une entente renforcée mais largement dominée par Pékin ; le troisième dépeint l’inertie d’un partenariat dont l’opposition avec les États-Unis n’a pas d’issue. Pour l’Institut, le dernier scénario est le plus probable. De plus, la collaboration sino-russe se révèle limitée dans les faits. Selon Patricia Kim, l’insertion chinoise dans l’économie mondiale restreint les ambitions de renversement du système mondial par la Chine et la Russie. Selon l’IFRI, l’Occident doit prouver à nouveau que ce qu’il peut offrir est plus intéressant pour le monde que ce que peut offrir le partenariat « sans limite » sino-russe.