Conflits x Écologie - Géopolitique des forêts

 

29/10/2023

Espaces stratégiques, les forêts sont instrumentalisées dans une perspective utilitariste qui répond à des besoins à court-terme. Or, les menaces climatiques et leurs conséquences induites démultiplient les phénomènes qui dégradent les forêts. Face à l’urgence environnementale, la priorité en faveur d’une gestion à long terme des forêts apparaît bien identifiée. 

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Espaces stratégiques, les forêts sont instrumentalisées dans une perspective utilitariste qui répond à des besoins à court-terme.  

  • Réserve de biodiversité, les forêts révèlent leurs richesses géographiques. Une forêt est définie selon la nomenclature de la Food and Agriculture Organisation (FAO) comme un espace occupé de manière suffisamment dense par des arbres pouvant dépasser 5 mètres de haut, recouvrant au moins 10% du sol sur une superficie d'au moins 0,5 hectare. Dans le monde, les forêts occupent environ un tiers des terres émergées et « peuplent notre planète de toute leur diversité » comme l’illustre Émilie Aubry dans Le Dessous des Cartes (« Un monde de forêts », 2020). Les forêts sont présentes dans les quatre grandes zones climatiques (climat boréal, tempéré, subtropical et tropical). En termes géopolitiques, 10 pays concentrent les deux tiers des forêts mondiales : Canada, USA, Russie, Inde, Chine, Indonésie, Australie, RDC, Brésil, Pérou. Elles recouvrent au total 4,06 milliards d’hectares, soit 31% des terres émergées de la planète selon la FAO.  

  • Ancrées dans un territoire, les forêts sont des espaces vitaux en tant que réserves foncières dotées de matières premières. Dans son étude Géopolitique des forêts du monde : quelles stratégies de lutte contre la déforestation ?, (IFRI, 2021) Alain Karsenty identifie deux tendances pour la géopolitique des forêts : la hausse de la demande mondiale de produits forestiers et la course au foncier. D’une part, « la dimension ressources prime ». Le bois et ses dérivés (papier, liège, panneaux, palettes) sont exploités par des firmes transnationales (FTN). Ils contribuent aux flux de la mondialisation transitant par les principaux ports du monde. D’autre part, les forêts sont « des réserves foncières » recherchées pour les ressources naturelles (bois, minerais, hydrocarbures) mais aussi pour leurs espaces disponibles qui sont considérés comme convertibles en zone agricoles, industrielles ou urbaines. Les forêts font alors face à une prédation dans un contexte d’accaparement (« land-grabbing »). Par exemple, le Liberia accorderait des droits sur un million d’hectares de forêts (10 % de sa superficie), sur 30 ans à une société privée des Émirats arabes unis (EAU) pour commercialiser des crédits-carbone. 

  • Les forêts sont des terrains d’affrontement et de dissimulation privilégiées dans les conflits. Les espaces forestiers se situent en périphérie de la géographie urbaine : leur marginalisation les rend plus difficiles à contrôler. Le couvert végétal fournit un abri aux équipements militaires. En cas de conflit, il permet de se dissimuler et d’attaquer par effet de surprise. En Colombie, l’expansion de la guérilla est liée au contrôle des forêts andines et amazoniennes. Régions pauvres et reculées, elles permettent l’installation de bases arrière aux FARC depuis les années 1960. En République Démocratique du Congo, les rebelles du M23 usent du parc national des Virunga comme d’un centre névralgique de la rébellion contre le gouvernement et l’armée congolaise. Dans cette zone frontalière avec le Rwanda et l’Ouganda, le M23 déploie un réseau de braconnage et une déforestation illégale pour financer ses actions. Enfin, en Ukraine, la forêt de Serebriansky est un champ de bataille (utilisation d’infanterie, de chars et de pièces d’artillerie) sur le front Est entre ukrainiens et assaillants russes depuis l’hiver 2022.  

Or, les menaces climatiques et leurs conséquences induites démultiplient les phénomènes qui dégradent les forêts.  

  • Le réchauffement climatique et la fréquence des sécheresses entraînent des dépérissements forestiers. Différentes dimensions du réchauffement climatique font pression sur les forêts. Conséquence de sécheresses répétées et de la hausse des températures, le déficit pluviométrique engendre un stress hydrique. Il peut contraindre le développement des arbustes tout en accélérant la mortalité des espèces installées. L’Institut National de Géographie (IGN), qui mesure l’état phytosanitaire de nos forêts, montre que le taux de mortalité des arbres par hectare a doublé depuis 2008, passant de 0,47 à 0,98 mètre cube par hectare d’après son inventaire annuel. En outre, avec la mondialisation des échanges, des pathogènes (champignons, insectes, maladies) se sont dispersés dans de nouveaux écosystèmes. La chalarose importée d’Europe de l’Est est une maladie invasive qui a décimé les populations de frênes français en bloquant les vaisseaux conducteurs de sève depuis son apparition en 2008. Ces menaces extérieures se cumulent au point de dégrader la vitalité des forêts. 

  • Conséquence du changement climatique, la prolifération des incendies bouleverse les écosystèmes forestiers. Les températures moyennes mondiales relevées en juin 2023 sont les plus chaudes enregistrée par le service européen Copernicus avec 16,8 °C. Ainsi, les vagues de chaleur et les sécheresses répétitives engendrent des incendies sur la planète. Dès lors, nous entrerions dans « l’ère de l’ébullition mondiale » en juillet 2023, mois le plus chaud jamais mesuré, d’après le Secrétaire général des Nations unies Antonio Guterres. Fréquents, incontrôlables, voire, inextinguibles, les nouveaux incendies peuvent dégénérer en « megafire » en 2013 par Jerry Williams, responsable du service américain des forêts. Joëlle Zask s’approprie ce concept de « mégafeux » qui témoigne d’un « enchevêtrement inextricable entre les phénomènes naturels et les activités humaines » (Quand la forêt brûle. Penser la nouvelle catastrophe écologique, 2019). Les incendies touchent alors de façon indiscriminée la planète avec des feux qui constellent le Canada, la Sibérie, Hawaï, Tenerife, la Grèce le Maroc ou l’Indonésie en 2023. 

  • Causé par la mentalité rentière, et la déforestation, le changement d’affectation des terres cause la perte de biodiversité des l’essor des émissions carbonées. Si, en Europe ou en Amérique du Nord, la principale cause du déboisement est l’expansion infrastructurelle et urbaine, 90% de la déforestation est le résultat de l’expansion agricole d’après La Situation des forêts du monde (FAO, 2022). Les forêts tropicales y sont particulièrement exposées. Au Brésil, l’expansion de zone de pâturages bovins et des cultures de soja pour l’exportation sont les premières responsables de la déforestation. Elles répondent à l’explosion de la demande mondiale en protéines. En Afrique subsaharienne, les taux de déboisement explosent avec, par exemple, la culture de l’hévéa pour le caoutchouc au Congo, l’expansion des exploitations cacaoyères au Ghana et en Côte d’Ivoire, le commerce illégal de bois précieux ou les coupes de bois de chauffage. Enfin, en Asie, la ruée vers l’huile de palme (Indonésie, Malaisie et Thaïlande) est à l’origine d'un défrichement massif des forêts asiatiques.  

Face à l’urgence environnementale, la priorité en faveur d’une gestion à long terme des forêts apparaît bien identifiée.  

  • L’endiguement de la déforestation atténuerait les menaces climatiques, biologiques et sanitaires. Les forêts sont un bien commun à tous les êtres vivants. Elles abritent 80% des espèces d’animaux, de plantes, et d’insectes de la planète selon l’ONU. Plus de 1,6 milliard de personnes en dépendent pour assurer leur subsistance. Ce sont des refuges qui fournissent un habitat sécurisé et de la nourriture des racines jusqu’aux cimes. En séquestrant sur le long terme le dioxyde de carbone absorbé par photosynthèse, les forêts jouent le rôle de puits de carbone. Pour augmenter les efforts de décarbonation, la lutte contre la déforestation bénéficierait au climat et à la biodiversité. Aussi, les forêts constituent des remparts naturels contre l’érosion, réduisent l’assèchement des sols et préservent l’humidité locale par évapotranspiration. La barrière peut enfin être sanitaire, notamment dans les régions tropicales, où la déforestation favorise l’émergence des maladies infectieuses et d’épidémies. La hausse des interactions entre faune sauvage et activités humaines provoque des zoonoses. 

  • Les États forestiers sont des acteurs déterminants pour la préservation des forêts. À l’échelle internationale, la politique de réduction des émissions liées à la déforestation et à la dégradation des forêts (REDD+) a été mis en place au titre de la Convention-cadre des Nations Unies sur les changements climatiques (CCNUCC). À l’échelle nationale, les États déploient des politiques publiques pour sanctuariser les couverts forestiers ou les régénérer. Le Costa Rica est devenu un modèle de restauration forestière en inversant le processus de déforestation passant de 40% de couvert forestier en 1987 à 60% aujourd’hui (Banque Mondiale). Il promeut des programmes de gestion durable des forêts, de conservation de la biodiversité avec l’appui du Fonds de partenariat pour le carbone forestier (FCPF) de la Banque Mondiale. En France, la forêt est régie depuis l’ordonnance royale de Brunoy promulguée par Philippe VI de Valois en 1346. Ce texte juridique pose le socle d’un des droits forestiers les plus anciens au monde dans une perspective de protection du domaine forestier.   

  • Dans un contexte d’« écologie de guerre » (Pierre Charbonnier), de nouveaux arsenaux de protection forestière voient le jour. L’Union européenne s’inscrit en tête de la protection des forêts par le droit. Dès 2013, elle criminalise la « déforestation importée » du bois, rendue illégale avec le règlement européen sur le bois (RBUE). En parallèle, l’initiative européenne Natura 2000 est un dispositif de gestion de réserves biologiques. Située, à la frontière entre la Pologne et la Biélorussie la forêt primaire de Bialowieza est classé Natura 2000. Ce dispositif est adossé à des jugements de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) pour protéger cet espace unique. Sur le volet sécuritaire, la forêt se militarise. Les pressions qui pèsent sur les forêts favorisent un développement anarchique. Depuis 2011, le Gabon a mis sur pied une « brigade de la jungle » forte d’un contingent de 240 hommes pour protéger son territoire de la criminalité forestière (déforestation, orpaillage, mines) détaille Guillaume Lagane (The conversation, « Le soldat, la forêt, le climat », 2023). Les forêts globales constituent des espaces majeurs pour la géopolitique du XXIème siècle.  

Source texte : NeoGeopo / Matthieu Alfré et Axel Riondet

Source image : Matthieu Alfré / Faire de sa vie une aventure

Source carte : Food and Agriculture Organization (FAO)