Europe x Puissance – Vers l’autonomie stratégique européenne

 

21/05/2023

L’autonomie stratégique européenne constitue l’horizon potentiel d’une « puissance européenne ». Ainsi, elle se matérialise peu à peu dans une multitude de politiques de l’Union européenne. Cependant, le déploiement de l’autonomie stratégique est freiné dans les années 2020. 

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L’autonomie stratégique européenne constitue l’horizon potentiel d’une « puissance européenne ». 

  • La notion d’autonomie stratégique européenne s’affirme dans les années 2010. Portée par la France, l’autonomie stratégique renvoie d’abord à l'échelle de la France. Inscrite dès 1994 dans le Livre blanc sur la défense, elle se définit par rapport aux dépendances potentielles qui naîtraient de l’abandon de la dissuasion nucléaire pour les garanties otaniennes. À partir des années 2010, le concept s’élargit à l’Union européenne (UE). Les conclusions du Conseil européen des 19 et 20 décembre 2013 mentionnent explicitement l’autonomie stratégique en invoquant la constitution nécessaire d’une base industrielle et technologique de défense (BITD). En 2016, la notion est détaillée au sein de la stratégie globale pour la politique étrangère et de sécurité de l'UE. Progressivement, l’autonomie stratégique revêt également une dimension économique. Le nouveau programme stratégique 2019-2024 du Conseil européen décrit ainsi ses différentes dimensions économiques.  

  • Son intérêt se situe au carrefour des enjeux européens contemporains. Dans une tribune publiée par l’Institut français des relations internationales (IFRI, De l’intérêt de l’autonomie stratégique européenne, 2020), Josep Borrell, haut représentant de l’Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, pointe 3 raisons principales à l’avènement de l’autonomie stratégique européenne. Il constate d’abord le recul du poids économique de l’UE dans le monde. D’ici 20 ans, l’UE ne représentera que 11% du PNB mondial selon lui, contre 22% pour la Chine et 14% pour les États-Unis ou l’Inde. Il invoque ensuite l’extrême interdépendance économique mondiale, « source de vives tensions politiques ». Enfin, selon lui, l’Union européenne doit pouvoir agir face à différents conflits dans son voisinage, en Afrique comme au Moyen-Orient, sans l’appui direct des États-Unis, tout en évitant la mise à l’écart lors de leur règlement (Haut-Karabagh, Libye, Syrie). 

  • Les crises récentes exacerbent les débats sur l’autonomie stratégique européenne. Le Brexit a fragilisé la puissance militaire et économique de l’Union. La perte d’un État doté de la bombe nucléaire et contributeur majeur de la sécurité européenne pénalise l’ampleur d’une politique commune de défense. Débutée en 2020, la crise sanitaire a souligné la dépendance économique européenne à la Chine, cette dernière déployant sa clivante diplomatie du masque. Comme le montre François Heisbourg dans son ouvrage Le Temps des prédateurs (2020), la politique agressive de rachats d’entreprises européennes, illustrée par le rachat de Kuka par Midea en 2016, menace fortement les intérêts économiques de l’UE. Face au constat du soutien militaire vital des États-Unis et à la fragile sécurité énergétique européenne, les débats sur l’autonomie stratégique se sont densifiés depuis l’invasion russe en Ukraine en février 2022.  

Ainsi, elle se matérialise peu à peu dans une multitude de politiques de l’Union européenne. 

  • Sur le plan militaire, l’Union européenne tente de concrétiser le projet historique d’Europe de la défense. Porté en 1950 par René Pleven, le projet de la Communauté européenne de défense (CED) devait aboutir sur la création d’une armée européenne soutenue par des institutions supranationales. Toutefois, le refus de l’Assemblée nationale française en 1954 enterre le programme de CED. Plus récemment, l’Europe de la défense s’est matérialisée en 2007 par le Service européen pour l’action extérieure (SEAE) et par la création d’un Fonds européen de la défense, doté de 7,9 Md€ pour la période 2021-2027. Adopté un mois après l’invasion russe, la boussole stratégique constitue le premier livre blanc de la défense européenne. Le financement en commun des livraisons d’armes en Ukraine, à hauteur de 500 M€ sur 2 ans, incarnent une véritable révolution dans le projet d’Europe de la défense. 

  • Sur le plan énergétique, les pays membres dessinent une perspective combinant indépendance énergétique et transition écologique. La guerre en Ukraine démontre le caractère vital de l’indépendance énergétique européenne. L’embargo européen sur le pétrole et le charbon russes et la limitation des exportations de gaz par Moscou pèsent sur les approvisionnements de l’UE. Ainsi, les États-membres ont mis en place des plans de sobriété qui ont permis de réduire de 20% la consommation de gaz durant l’hiver 2022-2023. L'UE multiplie les plans visant la souveraineté énergétique et la transition écologique. Prolongeant le Net Zero Industry Act et la diversification récente de ses fournisseurs (États-Unis, Algérie, Qatar, Norvège), le Critical Raw Material Act (2023) vise à sortir l’Union européenne de l’extrême dépendance aux matières premières critiques à la fois sur le plan de l’extraction, de la transformation et de l’approvisionnement. 

  • Sur le plan économique, l’Union constitue un bloc compétitif face au retour des protectionnismes. La concurrence internationale et la naissance de blocs quasi-protectionnistes imposent une réaction européenne. D’une part, l’Inflation Reduction Act (IRA) initié par Joe Biden en 2023 accordera près de 400 Md$ de subventions sur 10 ans pour favoriser les industries vertes qui produisent aux États-Unis. D’autre part, la « forteresse Chine » (Nicolas Baverez, Le Figaro, 2022) limite toute pénétration étrangère sur le marché chinois. Face à cela, la stratégie européenne se concrétise par l’entrée en vigueur de législations fortes. Adopté en 2022, le Chips Act vise à renforcer la compétitivité et la résilience européenne dans le domaine des semi-conducteurs en mobilisant 43 Md€ d’investissements publics et privés. Dans son discours à La Haye (avril 2023), Emmanuel Macron a affirmé la nécessité d’une politique économique européenne indépendante au service de l’autonomie stratégique.  

Cependant, le déploiement de l’autonomie stratégique est freiné dans les années 2020. 

  • Au sein de l’Union européenne, la logique de blocs exacerbe les débats sur l’autonomie stratégique. D’une part, certains pays européens atlantistes, comme la Pologne ou les pays baltes, rejettent l’idée d’autonomie stratégique. La guerre en Ukraine les a confortés dans leur tropisme otanien. En évoquant la présidence polonaise de l’Union de 2025, le dirigeant polonais Mateusz Morawiecki a déclaré faire de l’alliance entre les Etats-Unis et l’Europe « la première de ses priorités ». D’autre part, les pays européens favorables au déploiement de l’autonomie stratégique appellent à un dialogue renforcé. Durant son discours de la Sorbonne en septembre 2017, Emmanuel Macron a ainsi affirmé sa volonté de développer une « culture stratégique partagée ». Pour Sylvie Kauffmann, éditorialiste du journal Le Monde, « l’autonomie stratégique est à la fois l’ADN du président français et son cheval de bataille le plus clivant » (2023). 

  • L’articulation entre l’OTAN et l’UE reste un défi pour atteindre l’autonomie stratégique européenne. Depuis 2003, les accords dits « Berlin plus » posent les fondements opérationnels d’une coopération transatlantique renouvelée. Selon Jens Stoltenberg, secrétaire général de l’OTAN, la constitution d’un partenariat équilibré et complémentaire entre l’OTAN et l’UE permettrait de relever leurs défis sécuritaires communs.  Toutefois, si la guerre en Ukraine précipite le rapprochement UE-OTAN dans l’effort de guerre, les adhésions futures de la Finlande et de la Suède à l’Alliance exacerbent les risques de superposition des deux projets, les deux organisations comptant déjà 21 membres en commun. Pour Pascal Boniface, expert en géopolitique, l’OTAN maintient également l’Europe dans une dépendance à l’égard des États-Unis qu’il convient d’équilibrer. Selon lui, « l’autonomie ne s’oppose pas à l’alliance, mais à la dépendance » (Autonomie stratégique européenne : haro sur Macron, 2023).  

  • L’horizon majeur de l’autonomie stratégique européenne reste 2027. Dans un article pour Le Grand Continent, Pierre Haroche et Camille Brugier considèrent que la Chine pourrait engager une invasion de Taïwan en 2027, pour les cent ans de son Armée populaire de libération (2027 : l’année de l’autonomie stratégique européenne, 2023). Or, cette situation obligerait les États-Unis à choisir leur principale zone d’intervention. Selon les deux auteurs, « les Européens devraient considérer le risque d’un double front comme un facteur essentiel dans leurs calculs stratégiques, d’autant plus que la menace chinoise est clairement la priorité des États-Unis ». Pour concrétiser son autonomie stratégique, l’Union devrait pouvoir fournir l’essentiel du soutien militaire à l’Ukraine d’ici 2025 et être en mesure de dissuader une agression russe, sans le soutien étatsunien. L’autonomie stratégique européenne réduira les conséquences de la rivalité sino-américaine sur l’Union européenne.  

Source texte : NeoGeopo / Matthieu Alfré et Adrien Gredy

Source image : Agence France Presse

Source carte : NeoGeopo / Apolline, notre cartographe star