OTAN x France – Les désalignements nucléaires ?

 

04/06/2023

La dissuasion nucléaire de la France est conçue comme la garantie ultime de son indépendance nationale. Malgré des divergences initiales, l’Alliance atlantique reconnaît l'importance du nucléaire français pour la protection commune. Le retour de la France dans le commandement intégré a toutefois entraîné des effets paradoxaux sur la dissuasion nucléaire otanienne.  

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La dissuasion nucléaire de la France est conçue comme la garantie ultime de son indépendance nationale.   

  • La dissuasion nucléaire vise à défendre les intérêts vitaux de la France dans une logique de stricte suffisance. Pensée dans les années 1960 par les généraux Poirier, Beaufre, Ailleret et Gallois, la dissuasion nucléaire de la France est conçue comme un « égalisateur de puissance ». Elle vise à faire peser la menace de « dommages inacceptables au fort par le faible » pour Pierre Gallois (Stratégie de l’âge nucléaire, 1960). Reposant initialement sur les Mirage IV des Forces Aériennes Stratégiques (FAS - créées en 1964), ses capacités se sont développées pour compter trois composantes - la triade nucléaire - au cours des années 1980 avec la mise en service des missiles sol-sol (plateau d’Albion) et des sous-marins nucléaires lanceurs d’engins (SNLE). Ces moyens répondent au principe de stricte suffisance : ils sont placés au niveau minimum suffisant pour dissuader un adversaire. C’est ce qui a justifié le démantèlement de la composante terrestre de la triade nucléaire dans les années 1990.   

  • La dissuasion nucléaire de la France est conçue comme une garantie de sa liberté d’action en politique étrangère. Comptant 2 composantes (navale et aérienne) et environ 290 têtes en 2023, la dissuasion nucléaire vise à contrer les « agressions d’origines étatiques » (Revue nationale stratégique, 2022). Depuis le mandat du Président Chirac, le clivage entre « armes tactiques » et « armes stratégiques » s’estompe : tout emploi de l’arme nucléaire aurait nécessairement une dimension politico-stratégique. Dans la doctrine française, l’arme nucléaire joue ainsi un rôle éminemment politique, Paris étant de surcroît une puissance internationalement reconnue, car « dotée » selon le Traité de non-prolifération nucléaire (TNP de 1968). Ainsi, la dissuasion nucléaire est conçue comme la condition de l’indépendance de la France en politique étrangère. Pour Vie Publique (juillet 2022), Bruno Tertrais expliquait ainsi que son statut de puissance nucléaire avait permis à la France de s’opposer politiquement à l’intervention américaine en Irak.  

  • Les évolutions contemporaines de la doctrine française sont marquées par des tentatives d’européanisation. Depuis la fin de la guerre froide, et en particulier avec les discours des Présidents Chirac (2006) et Sarkozy (2008), la France a explicitement donné une dimension européenne à ses forces nucléaires (« euro-deterrence » ou « euro-nukes »). En 2020, dans son discours à l’École de guerre, Emmanuel Macron avait rappelé avec force ce principe. Cette européanisation est mentionnée dans la Revue nationale stratégique de 2022. La contribution de la dissuasion française à la sécurité « euro-atlantique » ainsi que la « dimension européenne » de ses intérêts vitaux y sont soulignés. La concrétisation de cette proposition d’européanisation se heurte pour l’instant à des limites fortes. Des États européens se montrent en effet sceptiques ou indifférents tant ils bénéficient du parapluie nucléaire américain ou militent pour le désarmement. 

Malgré des divergences initiales, l’Alliance atlantique reconnaît l'importance du nucléaire français pour la protection commune. 

  • La place du nucléaire dans la dissuasion et la défense collective a évolué dans l’histoire de l’OTAN. Les armes nucléaires jouent un rôle central dès la création de l’alliance euro-atlantique. En 1954, l’OTAN adopte la doctrine des « représailles massives ». Toute attaque armée sur son sol doit entraîner une riposte nucléaire et conventionnelle supérieure à l’attaque subie. Toutefois, les évolutions stratégiques et technologiques ont entraîné un changement de doctrine au début des années 1960. Pendant cette période charnière, l’essor des fusées et des satellites avait rendu tout point du globe vulnérable à une attaque nucléaire. L’OTAN avait adopté la doctrine de la « réponse flexible » en 1962 : la riposte est depuis lors proportionnée à l’ampleur de l’attaque et le « seuil » nucléaire s’en été vu ainsi réhaussé. Cette doctrine a largement prévalu pendant toute la guerre froide et a partiellement motivé le retrait français du commandement militaire intégré (1966).   

  • Bien qu’elle se repose sur les capacités nucléaires américaines, l’OTAN a pris en compte la dissuasion française de manière progressive. Après le départ de la France du commandement intégré en 1966, l’Alliance a accru sa politique de coordination nucléaire. Paris est ainsi totalement absent du groupe de plans nucléaires (NPG) qui est créé à la suite de ce tournant stratégique. Dans la déclaration d’Ottawa (1974), les forces nucléaires françaises et britanniques sont reconnues pour la première fois par les Alliés pour leur « rôle dissuasif propre contribuant au renforcement global de la dissuasion de l’Alliance ». Dans la communication publique de Paris et d’Evere, où siège l’OTAN, la France contribue depuis lors indirectement, mais toujours indépendamment, à la dissuasion nucléaire de l’Alliance atlantique. Ce rôle particulier sera reconnu au plus haut niveau dans le Concept stratégique de 1999, un document qui avait encadré les politiques et les moyens de l’Alliance jusqu’à la fin des années 2000. 

  • Si le nucléaire a été relativisé dans le mix de dissuasion et défense, l’OTAN demeure une « Alliance nucléaire ». L'effondrement du bloc soviétique en 1991 semble se traduire par une relativisation du rôle des armes nucléaires dans le mix de dissuasion et de défense de l’Alliance. Les armes nucléaires ne sont ainsi plus explicitement mentionnées comme étant « en mesure d’empêcher un conflit armé majeur » en Europe. Néanmoins, l’Alliance atlantique se décrit pour la première fois de son histoire comme « nucléaire » dans le Concept stratégique adopté lors du Sommet de Lisbonne (2010). Elle continue ainsi aujourd’hui de mettre en œuvre la « dissuasion élargie » américaine au sein du NPG. Les forces aériennes des alliés « non dotés » peuvent ainsi embarquer les bombes américaines type B61 stationnées en Allemagne, aux Pays-Bas, en Belgique, en Italie et en Turquie.  

Le retour de la France dans le commandement intégré a toutefois entraîné des effets paradoxaux sur la dissuasion nucléaire otanienne. 

  • La réintégration française de 2009 a été le théâtre d’un paradoxe nucléaire. Au sommet de Strasbourg-Kehl (3 et 4 avril 2009), la France réintègre le commandement militaire intégré de l’OTAN. Elle participe à nouveau aux structures militaires intégrées, à l’exception du NPG. Dans son Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale de 2008, Paris avait en effet postulé que cette réintégration serait conditionnée à sa stricte indépendance nucléaire. Le paradoxe se noue en 2010, lorsque l’OTAN se proclame pour la première fois « Alliance nucléaire » : la France rejoint une organisation qui déclare n’avoir jamais été autant nucléaire tout en réaffirmant conserver une indépendance totale en ce domaine. Cette situation problématique pose la question de la place laissée au nucléaire dans les planifications stratégiques française et otanienne.   

  • Le retour de la France aurait ainsi freiné le déclin de la place des armes nucléaires dans la stratégie de l’alliance. Les années 2000 et 2010 ont en effet été marquées par des prises de positions de plus en plus affirmées en faveur du désarmement nucléaire. Ainsi, la campagne pour l’abolition des armes nucléaires (ICAN) milite pour la ratification universelle du Traité d’interdiction des armes nucléaires (TIAN), entré en vigueur en 2021. Si aucun membre de l’OTAN n’a signé ce traité, certains États, comme la Norvège ou l’Allemagne, affichent des sympathies politiques avec ce mouvement anti-nucléaire. Selon le Rapport Védrine (2012), l’Allemagne avait milité pour une plus grande réduction de la place des armes nucléaires dans le mix dissuasif de l’OTAN. Le Rapport Védrine souligne alors que le retour de la France dans les structures militaires intégrées avait significativement contribué à l’affirmation du caractère nucléaire de l’OTAN.   

  • Les divergences potentielles entre les stratégies nucléaires sont nombreuses au point de risquer la remise en cause de l’équilibre actuel. L’évolution du contexte stratégique et des doctrines respectives pourrait enclencher un processus de divergence. Ainsi, la création d’une défense antimissile au sein de l’OTAN (2012), censée être compatible avec la dissuasion nucléaire de la France, marque une évolution réelle de la conception de la dissuasion au sein de l’Alliance. En outre, l'émergence de la Chine comme « adversaire nucléaire à parité » éprouve tant la « stricte suffisance » française que les concepts et moyens nucléaires alliés. Enfin, la fragilisation de New Start, un traité qui encadre le déploiement des armements nucléaires russes et américains depuis 2010, pourrait avoir des conséquences significatives. En 2023, Vladimir Poutine demande ainsi l'adhésion de la France et du Royaume-Uni au traité tandis que les États-Unis envisagent un « dialogue » avec la Chine. De nombreux facteurs de pression risquent ainsi d’éprouver la compatibilité des approches nucléaires au sein de l’OTAN dans les années à venir. 

Source texte : NeoGeopo / Matthieu Alfré et Frédéric Bernard

Source image : Le Monde

Source carte : NeoGeopo / Apolline, notre cartographe star