Europe x Italie – De Mussolini à Meloni, le point sur l’Italie
23/10/2022
Heurtée par les crises multiformes, l'Italie contemporaine apparaît plus que jamais fracturée. Inscrit dans une dynamique européenne, le post-fascisme italien accède au pouvoir avec Meloni. Les conséquences géopolitiques de l’élection porteront un impact durable et radical sur l'Italie.
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Heurtée par les crises multiformes, l'Italie contemporaine apparaît plus que jamais fracturée.
L’Italie fait face à une crise politico-économique fragilisant sa démocratie. Troisième économie européenne, l’Italie apparaît affaiblie selon plusieurs indicateurs macro-économiques. En effet, le pays subit une stagflation structurelle depuis la crise sanitaire de 2020-2021. Sa croissance molle est grevée par des prix de l’énergie parmi les plus hauts d’Europe, induisant une inflation de 8,9% en 2022 selon l’Institut national de la statistique (Istat). L’Italie présente aussi des finances publiques fragiles avec la 2e dette la plus importante de l’Union européenne (150% de son PIB en 2021). Sous la pression de la Commission européenne, le gouvernement italien doit renforcer sa crédibilité budgétaire pour bénéficier de rachat partiel de sa dette par la BCE. En outre, le système politique italien connaît une instabilité chronique depuis 1945. L’Italie est l’un des champions européens de l’instabilité gouvernementale avec 67 gouvernements qui se sont succédé. Au sortir de la guerre, l’instauration d’une République parlementaire au scrutin proportionnel permet aux petits partis de siéger, mais, elle rend difficile la constitution d’une majorité forte. Cette problématique apparaît dans la coalition hétéroclite de Mario Draghi en 2021.
Les fractures internes de l'Italie s'accroissent par l'essor de forces centrifuges à l’ère contemporaine. Aujourd’hui, le clivage territorial italien recouvre des disparités socio-économiques profondes. Ces « trois Italie » comprennent un nord « central », une région centre « périphérique » et un sud « marginal ». Le Mezzogiorno (Italie du sud) est la région la plus pauvre du pays : il ne représente que 23% du PIB national contre 77% pour le nord et le centre selon Mourlane et Delpirou (Atlas de l’Italie contemporaine, 2019). L’Italie méridionale subit aussi une crise sociale et identitaire dans les années 2010. Cette région défavorisée doit composer avec un afflux migratoire significatif. Longtemps considérée comme une terre d’émigration (1870-1970), le sud italien est devenu une des portes d’entrée principales pour l’immigration contemporaine vers l’Europe. Premier des cinq hotspots européens, l’île de Lampedusa doit gérer et maîtriser plusieurs milliers de migrants qui arrivent sur ses côtes chaque année.
La trajectoire politique de l’Italie s’inscrit dans une dynamique générale de critique de la démocratie libérale en Europe. L’émergence d’une vague eurosceptique à l’échelle du continent n’est pas nouvelle, mais elle se renforce avec les différentes vagues électorales en cette année 2022 (France, Italie, Lettonie, Suède, Bulgarie). De nombreux électeurs en Europe font le choix d’élire des forces politiques qui se rangent à l’extrême droite du spectre politique. Prolongeant une dynamique de l’Europe de l’est, au nord, les Lettons comme les Suédois marginalisent les partis sociaux-démocrates en 2022. Ces mouvements politiques contestataires s’installent dans les institutions pour promouvoir une nouvelle forme de gouvernance et de banalisation. Ainsi, au parlement européen, le groupe Identité et Démocratie (5e groupe parlementaire) regroupe ces partis identitaires, comme la Lega de Mateo Salvini, qui s’inscrivent au cœur des institutions européennes.
Inscrit dans une dynamique européenne, le post-fascisme italien accède au pouvoir avec Meloni.
Laboratoire des changements européens, l'Italie connaît une transformation politique accélérée. Après la Seconde Guerre mondiale, l’Italie s’émancipe de 20 ans de fascisme avec l’installation d’un bipartisme durable. Les démocrates-chrétiens (Democrazia Cristiana) et les communistes (Partito Comunista Italiano) fondent la République italienne en 1946. Toutefois, ce bipartisme s’effondre sous l’effet de l’opération anti-corruption « mains propres », séisme judiciaire qui balaie ces deux partis historiques dans les années 1990. Face au gouffre laissé par la faillite de ces partis traditionnels, de nouvelles forces émergent. Depuis les années 1990, l’apparition de grands mouvements politiques s’installe sur l’intégralité du spectre, ce qui façonne la scène politique italienne. L’entrée politique en pointe de la Ligue du Nord, de Forza Italia et du Mouvement 5 étoiles fait naître des « populismes superposés » d’après l’historien Giovanni Orsina (Le Grand Continent, 2022). Ces partis sont chapeautés par des personnalités fortes qui défendent des visions divergentes l’Italie d’aujourd’hui tout en agissant de concert à travers des coalitions circonstancielles (sécurité, migrations).
Aujourd'hui, l'offre politique des partis italiens s'adapte à un électorat désabusé, divisé et volatile. Le 20 juillet 2022, Mario Draghi perd le soutien des 3 plus importants partis de la coalition d’unité nationale (La Ligue du Nord, le Mouvement 5 étoiles et Forza Italia). La fracturation de cette coalition ouvre la voie à de nouvelles élections législatives anticipées vues comme la « carte de la dernière chance » d’après le président Sergio Mattarella. La convocation de ces 3e élections législatives anticipées de l’histoire du pays reflète l’atomisation de la société italienne. Le laboratoire d’étude de l’opinion Cluster17 de Jean-Yves Dormagen identifie 16 groupes politico-idéologiques différents qui étayent cette incapacité à unir le peuple italien (les progressistes-radicaux, les sociaux-démocrates, les identitaires, etc.). Néanmoins, l’analyse de ces clusters atteste d’un virage à droite pris par différentes franges de la population. À cet égard, la coalition arrivée en tête aux élections (Fratelli d’Italia, la Ligue du Nord et Forza Italia) devra composer pour gouverner et faire appliquer un programme frondeur.
L'arrivée au pouvoir de la post-fasciste Giorgia Meloni pose question sur le réalisme des populistes. Pierre Rosanvallon dans Le siècle du populisme (2020) étudie les mécanismes de la contre-démocratie : le populisme actuel relève notamment d’une « dynamique de reprise du pouvoir sur une élite supposée corrompue ». Giorgia Meloni semble incarner ce populisme à l’italienne. Avec près de 44% des voix collectées lors du scrutin, la coalition de droite dirigée par Fratelli d’Italia obtient une majorité parlementaire absolue. Certes, elle se présente comme une conservatrice modérée. Elle assume toutefois sa jeunesse fasciste et promeut des valeurs réactionnaires (anti-immigration et néo-souverainisme). La prépondérance accordée à la communauté nationale est revendiquée avec la même force que l’« America First » de Donald Trump aux États-Unis. Les positions de la coalition sont sans aucun doute en opposition avec le système de valeurs promu par l’Union européenne. Pour Marc Lazar, professeur émérite à Science Po, le mouvement de Giorgia Meloni se résume à un « populisme radical qui veut se présenter comme convenable » (2022).
Les conséquences géopolitiques de l’élection porteront un impact durable et radical sur l'Italie.
À l'échelle nationale, les orientations politiques italiennes sont confrontées à la modernité libérale qui prédomine encore en Europe. Le programme proposé aux Italiens par la dirigeante de Fratelli d’Italia menace des droits fondamentaux garantis par la Constitution italienne. Ce programme politique repose sur la devise « Dieu, famille, patrie ». Il implique la remise en cause frontale du droit à l'avortement. Bien que mal appliquée, la loi 194 de 1978 qui ouvre les conditions d’accès à l’avortement pourrait être à nouveau resserrée. Dans les régions dirigées par cette formation politique, comme les Marches et les Abruzzes, la distribution de la pilule abortive a été retirée. Ces formes de limitations par paliers des droits des Italiennes s’apparentent de près à ce que nous pouvons observer aux États-Unis. Comme d’autres partis d’extrême-droite européens, Giorgia Meloni, limite les droits fondamentaux, combat ce qu’elle appelle le « lobby LGBT » et fragilise la cohésion nationale.
À l'échelle européenne, un rapport de force pourrait s’engager avec Bruxelles sur le terrain des valeurs communautaires. D’une part, Rome pourrait prendre une trajectoire qui l’isolerait progressivement du giron européen. En effet, dans son approche de l’Europe, Giorgia Meloni partage plus de positions communes avec la Hongrie de Viktor Orbán ou la Pologne de Mateusz Morawiecki qu’avec d’autres piliers de la construction européenne (France, Allemagne). Face à Bruxelles, le nouveau gouvernement Meloni semble prêt à s’allier avec d’autres formations nationalistes-conservatrices pour rejeter les critères de Copenhague (1993) garantissant la démocratie, l’état de droit, les droits de l’homme et le respect des minorités. Le vote au Parlement de Fratelli d’Italia et de la Ligue contre la remise en cause de l’opacité du système électoral hongrois en témoigne. D’autre part, les perspectives économiques italiennes dépendent du plan de relance européen qui prévoit d’injecter près de 191 Md€ soit un quart des 750 Md€ de ce plan global. Bruxelles soutient les besoins de financement pour soutenir la dette italienne en échange de réformes structurelles strictes.
À l'échelle mondiale, la puissance italienne pourrait s’en trouver affectée. La contrainte extérieure européenne et internationale semble d’ores et déjà peser sur l’Italie. Le gouvernement de Meloni oscillerait entre rupture domestique et continuité diplomatique. Contrairement aux positions des alliés de sa coalition, Meloni adhère aux impératifs atlantistes de défense et de sécurité. Elle affirme soutenir l’Ukraine face à l’invasion russe. Un point de rupture affleure avec certains alliés européens (Hongrie). Une postfasciste à la tête du gouvernement italien constitue un élément de plus dans cette polycrise entre guerre déstabilisatrice, flambée énergétique et crise économique mondiale. Cet élément perturbateur apparaît rapprocher l’Italie contemporaine de celle d’un siècle plus tôt, Mussolini ayant pris le pouvoir par la force en 1922. Dans cette Italie des années 1920, Antonio Gramsci avait entrevu de sa geôle la persistance d’un refoulé fascisant dans l’esprit du pays : « En réalité, la crise fasciste ne date pas d’aujourd’hui, mais de toujours. » (Écrits politiques II, 1921-1922). Le gouvernement Meloni marquera-t-il une répétition de l’histoire ?
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Source texte : NeoGeopo / Matthieu Alfré et Axel Riondet
Source image : Corriere della Sierra
Source carte : Le Monde
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