Europe x Turquie – Erdogan veut devenir néo-calife à la place des califes
16/10/2022
Pour confirmer son émergence, la Turquie d’Erdogan décline une géostratégie ambitieuse dans toutes les directions. Cette dynamique néo-impérialiste s’inscrit dans un héritage ottoman qui est instrumentalisé par le pouvoir. Si la Turquie d’aujourd’hui demeure stratégique pour les Européens, ses fragilités profondes augurent d’une instabilité en 2023.
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Pour confirmer son émergence, la Turquie d’Erdogan décline une géostratégie ambitieuse dans toutes les directions.
La Turquie contemporaine mobilise ses leviers vers son voisinage immédiat au Nord. Ainsi, les Balkans et le Caucase constituent des territoires de projection de puissance pour le gouvernement turc de Recep Tayyip Erdogan. Depuis le début des années 2010, la Turquie étend fortement sa zone d’influence balkanique selon Alexis Troude dans Le déploiement de la puissance turque dans les Balkans (2020). L'analyste souligne la capacité turque d’utiliser tous ses instruments de puissance dans cet espace : visites officielles de hauts représentants, financement de centres cultuels, accompagnement de réseaux d’affaires et même présence militaire (Kosovo, Bosnie). La Turquie joue aussi un rôle croissant dans le Caucase, interface entre les mondes turc, russe et perse. Pendant la guerre de 2020 et 2022 au Haut-Karabakh, elle soutient l’Azerbaïdjan avec des forces armées (conseillers, supplétifs, drones, etc.), ce qui fragilise l’Arménie, poussée à des concessions politiques et territoriales de plus en plus coûteuses.
La Turquie contemporaine s’active de plus en plus dans son voisinage immédiat au Sud. En Méditerranée orientale, les tensions internationales s’approchent d’un point de rupture avec les Européens. En effet, les Européens envisagent la mise en place du gazoduc stratégique East-Med depuis Israël, en passant par Chypre et la Grèce, ce qui représente un approvisionnement de 10 milliards de mètres cubes de gaz. Risquant d’être contournée, la Turquie multiplie les provocations maritimes et conteste la souveraineté européenne sur ces espaces en 2022. Sa géostratégie brutale passe aussi par l’accroissement de l’influence et de l’ingérence au Proche et au Moyen-Orient. Pendant la guerre civile syrienne, initiée en 2011, la Turquie a soutenu de nombreux groupes djihadistes comme Ahrar al-Cham et le front al-Nosra. Patrice Franceschi, écrivain engagé, dénonce l’amplitude de l’action turque en faveur de groupes djihadistes dans Mourir pour Kobané (2015). Erdogan s’ingère dans le conflit syrien pour stabiliser sa frontière, construire une profondeur stratégique, affaiblir son ennemi kurde et imposer son ordre politique.
Au-delà de son voisinage immédiat, la Turquie contemporaine fait preuve d’un activisme renouvelé sur le continent africain. Elle se présente en partenaire alternatif pour ce continent en plein décollage économique. L’envergure des ambitions turques dans la sous-région est mise en évidence par son implication au Sénégal, sa tête de pont pour l’Afrique de l’Ouest. Les investissements turcs tous azimuts dépasseraient 775 M€ en 2020, ce qui représente un montant élevé en croissance exponentielle. De grandes entreprises turques participent aux projets d’infrastructures structurants comme la construction de la ville nouvelle de Diamniadio, près de Dakar, et celle d’une ligne ferroviaire vers l’Aéroport International Blaise Diagne (AIBD), lui-même achevé par le consortium turc Summa et Limak. Chercheuse à l’IFRI, Dorothée Schmid estime que la Turquie cherche aussi à se poser en modératrice sur des théâtres compliqués en Afrique, comme la Somalie, tout en apportant son aide humanitaire dans des pays musulmans (La Turquie en 100 questions, 2023).
Cette dynamique néo-impérialiste s’inscrit dans un héritage ottoman qui est instrumentalisé par le pouvoir.
Erdogan s'appuie sur une idéologie politique qui apparaît nostalgique de l’impérialisme ottoman. La Turquie contemporaine hérite de l’empire ottoman, proclamé en 1299 et effondré avec le traité de Sèvres (1920) et le traité de Lausanne (1923). Les Turcs conservateurs regrettent la suprématie d’un empire atteignant son apogée au XVIe siècle entre Europe centrale et balkanique, péninsule arabique et rive sud de la Méditerranée (sauf le Maroc). Pour prolonger la geste du roman impérial, Erdogan instrumentalise ce passé glorieux. Dans ses discours, il fait l’éloge de la prise de Constantinople par Mehmed II en 1453, qu’il exalte comme « expression de la supériorité turco-islamique » et « point de rupture civilisationnel » selon le géographe Jean-François Pérouse (Erdogan. Nouveau père de la Turquie ?, 2017). Le gouvernement utilise tous ses leviers d’influence dans la culture (Yunus Emre), l’éducation (Maarif) et la religion (Diyanet) pour propager son idéologie politique.
Cette Turquie néo-ottomane vise à augmenter son poids géopolitique dans les territoires autrefois vassalisés. Ainsi, déstabilisée depuis 2011, la Libye fait figure de tête de pont de la Turquie dans le bassin méditerranéen. Le gouvernement d’entente nationale (GEN) de Fayez el-Sarraj fait face à la rébellion du Maréchal Haftar. Le GEN recherche des alliés régionaux puissants pour assoir sa mainmise sur le pouvoir. En 2019, les gouvernements turcs et libyens signent un accord de coopération militaire et de partage des frontières maritimes. En 2020, Ankara autorise le soutien logistique et le déploiement de forces armées en Libye alors même que le régime est sous embargo. Cette fiabilité géopolitique se traduit par des gains géoéconomiques majeurs pour la Turquie. La Turquie s’impose en partenaire commercial et anticipe les besoins en infrastructures pour la reconstruction, dont le financement pourrait s’appuyer sur le fonds souverain Libyan Investment Authority (70 Md$ d’actifs).
Cette géostratégie néo-ottomane peut heurter les intérêts et les valeurs des Européens. En effet, la gestion des flux vers l’Europe témoigne des divergences de vues des principaux acteurs du dossier migratoire. Dans les années 2010, la Turquie devient un espace de transit de migrants syriens, afghans et pakistanais, attirés par l’Europe. En 2016, Bruxelles et Ankara concluent un pacte migratoire visant à contrôler l’arrivée des migrants extra-européens. Pour juguler l’immigration illégale, Ankara s’engage à exercer des contrôles plus stricts à ses frontières en coopération avec Frontex. Le pacte garantit la reprise de tous les migrants illégaux venus de son territoire et arrêtés en Grèce. En contrepartie, Bruxelles s’engage à financer à hauteur de 6 Md€ par an le maintien des 5 millions migrants sur le sol turc. Cependant, ce pacte migratoire se retourne contre ses signataires européens. Il est manipulé par Erdogan qui l’utilise comme levier avec une logique d’extorsion. Les migrants sont poussés vers l’Europe dans le cadre d’un chantage aux migrations en 2020.
Si la Turquie d’aujourd’hui demeure stratégique pour les Européens, ses fragilités profondes augurent d’une instabilité en 2023.
La Turquie demeure un partenaire indispensable aux Européens afin de mieux contrôler leur voisinage. Le rôle indispensable d’Ankara pour la sécurité européenne est mis en évidence par sa place dans l’OTAN où elle joue un rôle ambivalent. Par la convention de Montreux de 1936, la Turquie est la gardienne de la libre circulation dans les détroits des Dardanelles et du Bosphore. Elle parvient à exploiter à fond sa position géostratégique lui conférant d’amples marges de négociation dans l’alliance. Élément bloquant de l’intégration de la Finlande et de la Suède à l’alliance atlantique, elle prétend accepter leur intégration en juin 2022. En contrepartie, la Turquie obtient la pleine coopération des deux pays dans sa lutte contre les organisations kurdes (PKK) et la levée des restrictions scandinaves aux exportations d’armements. Pour Thomas Gomart, auteur de L’affolement du monde (2019), la Turquie serait « un facteur de stabilisation plutôt que de déstabilisation », ce qui justifierait qu’il faille « rouvrir le dialogue ».
Cependant, la Turquie ressort fragilisée par la gestion de crise économique et sociale du président Erdogan. Si l’économie turque présente des fragilités avant la pandémie de 2020 et 2021, celles-ci s’exacerbent du fait de l’inflation et de la paupérisation. Près de 14% de la population de Turquie vit en dessous du seuil national de pauvreté (4,3 $ par jour et par personne) selon un rapport de la Banque mondiale (2020). Or, l’envol des prix alimentaires ne fait que se renforcer à cause des effets de la guerre russo-ukrainienne en 2022 : l’inflation nominale sur 1 an des prix alimentaires dépasse 90%. Dans ce contexte de crise, le conservatisme forcené d’Erdogan fait l’objet de vives contestations par plusieurs segments de la société civile. Des mouvements féministes dénoncent les atteintes à leurs droits fondamentaux. Le film Mustang (2015) de la réalisatrice franco-turque Deniz Gamze Ergüven dépeint ces fractures sociales en traçant le portrait de cinq jeunes filles turques en lutte contre un patriarcat oppressif.
Année du centenaire de la République de Turquie, 2023 pourrait marquer la chute du néo-sultan Erdogan. Au pouvoir depuis 2001, le Parti de la justice et du développement (AKP), islamo-nationaliste et conservateur, ayant connu un durcissement sous le président Erdogan, cristallise toutes les oppositions du pays. En synthèse, les laïcs, les minorités kurdes, les jeunes et les femmes, s’investissent dans des partis comme le Parti républicain du peuple (CHP, social-démocrate et laïc) ou le Bon parti (IYI, droite conservatrice et laïque). Cette opposition politique entend faire chuter l’AKP pour prôner une ligne plus laïque, plus europhile et plus ouverte, même si la Turquie ne renoncera pas à sa politique de puissance. Soutien de ces oppositions, Prix Nobel de littérature en 2006, l’intellectuel turc Orhan Pamuk, l’auteur du Château Blanc (1985) et du Musée de l’innocence (2008), fait l’objet d’une attaque du pouvoir pour insulte à l’identité turque en 2021. Il symbolise à lui seul les luttes d’une grande civilisation de culture contre ses penchants autoritaires.
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Source texte : NeoGeopo / Matthieu Alfré et Doha Yahyi
Source image : Le Monde
Source carte : NeoGeopo / Apolline B. [rendons à Apo ce qui est à Apo]
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