Sécurité x Tech – Le dessous des câbles
Les câbles sous-marins constituent une infrastructure critique pour nos sociétés de l’information et de la communication. Ils sont exposés aux effets de la concurrence économique et aux convoitises des puissances géopolitiques. La sauvegarde de leur souveraineté technologique doit inciter les Européens à développer une approche géostratégique des câbles sous-marins.
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Les câbles sous-marins constituent une infrastructure critique pour nos sociétés de l’information et de la communication.
Le réseau des câbles sous-marins constitue l’infrastructure physique essentielle au fonctionnement du cyberespace. Nouveau territoire de la géopolitique et de la géoéconomie, le cyberespace se définit comme « l’espace de communication constitué par l’interconnexion mondiale d’équipements de traitement automatisé de données numériques » pour l’Agence nationale de sécurité des systèmes d’information (ANSSI). Cette interconnexion passe par un réseau mondial de câbles tendus sur plus de 1 million de kilomètres. Le réseau intercontinental repose sur un nombre limité de 406 câbles sous-marins qui sont en service au début de l’année 2020 selon la société TeleGeography. Sous sa dimension sémantique et logicielle, le cyberespace est ancré dans une infrastructure physique.
Les câbles sous-marins concentrent la quasi-totalité du trafic internet entre les continents. Adapté au développement d’Internet, et à la diversification de ses usages, le réseau de câbles fait aussi l’objet d’une modernisation accrue. Le trafic Internet intercontinental passe à 99% par les câbles sous-marins contre moins de 1% par les satellites selon les principaux experts du secteur comme Alan Mauldin. Aujourd’hui, l’une des structures les plus innovantes est le câble MAREA qui est détenu par un consortium composé de Telxius, Google et Facebook. Entre les États-Unis et l’Espagne, MAREA pèse la moitié des capacités existantes sur la route Atlantique avec 160 Tbit/s (ou 20 000 heures de séries Netflix en HD). Ces câbles sous-marins sont déterminants pour la connectivité dans la mondialisation.
Dans un monde interconnecté, ils occupent ainsi une place stratégique à la croisée des enjeux contemporains. Leur disposition géographique passant par la haute mer et des points d’atterrage sur le littoral les rendent sensibles pour les autorités publiques. Car ils relient autant des banques d’investissement qui réalisent du trading haute fréquence que des responsables politiques qui construisent des stratégies communes. Selon le chercheur Félix Blanc d’Internet sans frontières, les câbles sous-marins « représentent un enjeu majeur en termes de cybersécurité, de développement économique et d’indépendance géostratégique » (Géopolitique des câbles : une vision sous-marine de l’Internet). C’est ce qui les rend décisifs dans une perspective de compétition entre acteurs géopolitiques.
Ils sont exposés aux effets de la concurrence économique et aux convoitises des puissances géopolitiques.
D’une part, l’industrie des câbles sous-marins témoigne d’une privatisation du réseau physique par les géants de l’internet. Alors que les opérateurs téléphoniques traditionnels dominaient le marché des câbles sous-marins, les géants de l’Internet investissent massivement pour établir une hégémonie sur cette infrastructure. Dans une interview à Usbek et Rica, le directeur des réseaux internationaux d’Orange, Jean-Luc Vuillemin estime que la part de marché des GAFAM pourrait passer de 5% à 90% en 6 ans. Les stratégies de ces mastodontes américains apparaissent toutefois divergentes. Google, Facebook et Microsoft misent sur leurs propres infrastructures tandis qu’Apple et Amazon créent des « datas centers » à portée des pôles d’atterrage. La puissance économique passe par une hégémonie dans le domaine de la connectivité.
D’autre part, le réseau des câbles sous-marins fait l’objet de convoitises accrues de la part des puissances géopolitiques. Il constitue un enjeu de souveraineté à cause des risques d’espionnage et de sa fragilité structurelle. Selon Camille Morel, chercheuse à la DGRIS, l’affaire Snowden a mis au jour une « collecte massive de données réalisée par le gouvernement américain à partir de câbles sous-marins via, notamment, les programmes d’espionnage UpStream et Tempora ». Les câbles sous-marins peuvent même être attaqués dans le cadre de campagnes militaires hybrides, opérant sur le terrain physique autant que numérique. Les câbles sous-marins sont devenus des cibles dans le jeu des puissances.
La sauvegarde de leur souveraineté numérique doit inciter les Européens à développer une approche géostratégique des câbles sous-marins.
Aujourd’hui, les Européens apparaissent en difficulté pour préserver leur souveraineté numérique face aux États-Unis et à la Chine. Malgré la diversité de leurs situations nationales, les Européens sont divisés entre la dépendance stratégique américaine et l’intérêt commercial chinois comme l’atteste le rapport 2020 du groupe de recherche ETCN (« Europe in the face of US-China rivalry »). Par exemple, la majeure partie des échanges européens, autour de 80% selon Orange Marine, transite par des câbles et des serveurs américains, ce qui pose un risque de confidentialité. Depuis le Cloud computing Act de 2018, les autorités américaines peuvent saisir les données hébergées par des entreprises américaines, même si ces données sont localisées à l’étranger...
La décolonisation numérique des Européens passe par un écosystème industriel bénéficiant d’une vision politique assumée. Certes, ils disposent de fleurons industriels forts de leur savoir-faire technique dans la fabrication, la pose et la maintenance de câbles sous-marins. Alcatel Submarine Networks (ASN) et Orange Marine comptent chacune 6 navires câbliers qui peuvent répondre aux besoins des acheteurs. Mais la reprise en main de la souveraineté numérique des Européens passe surtout par une initiative majeure de la Commission, où Thierry Breton est à la manœuvre sur ces sujets. Au-delà d’une approche juridique, débouchant sur la seule protection des données du consommateur (RGPD), il serait urgent de proposer un projet européen coopératif et ambitieux comme un Airbus des câbles sous-marins mis au service de notre souveraineté collective.
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Source image : Wikipedia
Source carte : TeleGeography