Géostratégie x Arctique – Le pôle convoité
Du fait du réchauffement climatique, l’Arctique présente une valeur géostratégique par ses ressources et sa position. La région s’inscrit dans un cadre juridique et institutionnel qui a favorisé une gestion coopérative des différends. Cependant, l’Arctique cristallise de plus en plus les frictions de la géopolitique dont les poussées indépendantistes et les ambitions émergentes.
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Du fait du réchauffement climatique, l’Arctique présente une valeur géostratégique par ses ressources et sa position.
Bordant le pôle nord, l’Arctique est un vaste territoire doté d’une grande valeur géostratégique. Ce vaste territoire de plus de 14 millions de km² comporte l’océan glacial Arctique et les côtes septentrionales de 6 pays : les États-Unis avec l’Alaska, le Canada, la Russie, le Danemark avec le Groenland, la Norvège et l’Islande. Il a montré toute son importance géostratégique lors des rivalités mondiales du XXe siècle. Pendant la guerre froide, les superpuissances étaient à portée des bombardiers ennemis survolant le pôle Nord. Les Américains ont déployé la base aérienne de Thulé au Groenland tandis que les Soviétiques se sont basés à Nagourskoïé dans l’archipel François-Joseph. Ils étaient toutefois loin d’entrevoir combien l’Arctique allait polariser autant les intérêts géostratégiques.
Car l’accélération du réchauffement climatique rend plus accessibles ses gisements de ressources naturelles. La banquise arctique perd en surface et en volumétrie, ce qui s’aggrave par la fragilisation de la banquise pluriannuelle. Or, l’Arctique regorgerait de nombreuses ressources naturelles qui restaient alors inexploitées du fait de coûts opérationnels prohibitifs. Selon une étude de l’institut de veille géologique américain (USGS) de 2008, il comporterait environ 30% des réserves gazières et 13% des réserves de pétrole qui étaient déjà exploitables à l’époque. Plus stratégique encore, il recèlerait la 2ème réserve mondiale de terres rares et la 6ème d’uranium avec le gisement de Kvanefjeld au Groenland. Les ressources naturelles de l’Arctique apparaissent d’ores et déjà attractives pour les industries extractives.
D’ici 2050, l’Arctique pourrait même devenir un territoire de transit fondamental pour les échanges mondiaux. Libérée des glaces une plus grande partie de l’année, la zone arctique pourrait figurer sur le trajet de nouvelles routes maritimes qui court-circuiteraient les canaux de Suez et de Panama. Le passage du nord-ouest relierait la mer de Béring à l’Océan Atlantique en longeant les côtes nord du Canada. Le passage du nord-est, au plus fort potentiel, lierait la mer de Béring à la mer du Nord en suivant les côtes nord de la Russie. Par rapport aux canaux précités, ces deux passages permettraient de relier l’Asie à l’Europe en raccourcissant le trajet d’un tiers tout en contournant les zones instables et les droits de passage exorbitants.
La région s’inscrit dans un cadre juridique et institutionnel qui a favorisé une gestion coopérative des différends.
D’une part, l’Arctique est un espace maritime où s’impose un droit international permettant de résoudre les litiges. La convention des Nations-Unies sur le droit de la mer de 1982 - dite convention de Montego Bay - encadre le partage des espaces maritimes. Or, la région arctique de la dorsale de Lomonossov est au cœur de revendications croisées de souveraineté territoriale, ce dont témoigne la carte jointe faite par Philippe Rekacewicz. Comme la plupart des pays limitrophes ont signé et ratifié la convention, ils disposent d’un corpus de règles qui favorise l’apaisement. Par exemple, la Russie et la Norvège sont parvenues à un accord de délimitation de leur souveraineté maritime en 2010. Le droit de la mer a sauvé les populations arctiques de conflits violents.
Le cadre de gouvernance de l’Arctique favorise aussi la coopération entre les nations. Achevant la guerre froide, en 1987, le dirigeant russe Mikhaïl Gorbatchev a prononcé un discours de démilitarisation à Mourmansk : « laissons le pôle Nord devenir un pôle de paix ». Cette impulsion pacifiste a déterminé la mise en place du Conseil de l’Arctique en 1996. Il s’agit d’un forum intergouvernemental réunissant les pays limitrophes et des représentations des peuples autochtones. Il promeut le dialogue, le consensus et la coordination pour résoudre les défis locaux notamment en matière de science et d’environnement. Ainsi, selon le chercheur à Sciences Po Frédéric Lasserre, « la géopolitique de l’Arctique » est placée « sous le signe de la coopération ».
Cependant, l’Arctique cristallise de plus en plus les frictions de la géopolitique dont les poussées indépendantistes et les ambitions émergentes.
L’Arctique reflète les aspirations nationalistes qui ressurgissent dans le monde contemporain. Si la région arctique ne compte que 4 millions d’habitants, elle est riche d’une grande diversité ethnoculturelle. Ses peuples autochtones, dont les Inuits, les Samis ou les Tchouktches, comptent près de 600 000 personnes réparties dans tous les territoires environnants. Principalement peuplé d’Inuits, le Groenland a obtenu son statut d’autonomie du Danemark en 1979. Ce statut a même été élargi en 2009, à la suite d’un referendum, hormis dans les domaines les plus régaliens (défense, monnaie et traités). Les poussées indépendantistes du Groenland sont renforcées par les puissances mondiales qui cherchent à en faire un « Djibouti nordique » (Hugo Billard).
L’Arctique concentre les convoitises économiques de firmes multinationales opérant dans les industries extractives. Des ressources fossiles y font l’objet d’une exploitation considérable par de consortiums internationaux. Spécialiste des mondes polaires, Mikaa Mered insiste sur l’importance de la péninsule de Yamal où se trouvent les plus grandes réserves de gaz naturel de la Russie. La société Yamal LNG a été formée par Gazprom (50%), Total (20%) et deux groupes chinois (30%) pour superviser les investissements et l’exploitation de gaz naturel. Plus de 27 Md$ ont été investis dans cette station de production de GNL et dans la flotte de méthaniers brise-glaces pour l’exporter. Ce projet titanesque révèle les opportunités et les risques de l’exploitation au sein d’un écosystème fragile.
L’Arctique cristallise de plus en plus la rivalité montante entre la Chine et les États-Unis. Sans accès géographique dans la région, la Chine s’y est pourtant imposée comme l’un des acteurs majeurs. Sa stratégie opportuniste lui permet d’établir des relations grâce à sa force de frappe financière. Selon l’institut de recherche américain Center for Naval Analyses, la Chine a investi 1 400 milliards de dollars entre 2005 et 2017 dans les économies de l’Arctique (« Unconstrained Foreign direct investment : an emerging challenge to Arctic Security »). Tandis que Pékin promeut ses « routes de la soie polaires », Washington renforce ses liens de dépendance stratégique dans l’OTAN avec l’exercice nordique Trident Juncture conduit en 2018 avec 50 000 personnes. Autrefois périphérie marginalisée, l’Arctique est bien devenu un pôle convoité.