Conflits x Énergies – Or noir devenu boue
Les cours du pétrole enregistrent une baisse drastique à cause d’une demande atone et d’une offre surabondante. La guerre des prix entre Riyad et Moscou propage son onde de choc des marchés actions à la géopolitique mondiale. Du fait de leurs réserves et leurs mainmises, les deux protagonistes pourraient rester figés dans cette rivalité pour les prochains mois.
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Les cours du pétrole enregistrent une baisse drastique à cause d’une demande atone et d’une offre surabondante.
D’une part, la demande de pétrole enregistre une baisse significative au sein des pays consommateurs. Ceci s’explique par le ralentissement économique et la transition écologique. Premier importateur de pétrole depuis 2016, la Chine représente à elle seule 15% de la demande mondiale et 80% de la croissance induite. Frappée par le coronavirus, la Chine pourrait voir sa croissance du Produit Intérieur Brut (PIB) devenir inférieure à 4% en 2020 selon Éric Chaney de l’Institut Montaigne (« Coronavirus : avertissement brutal pour l’économie mondiale »). La dépendance et l’exposition de bien des économies développées au marché chinois ne font que renforcer l’ampleur du ralentissement attendu.
D’autre part, les divergences de vues au sein des pays producteurs de pétrole causent une surabondance de l’offre. Fondée en 1960, l’Organisation des pays exportateurs de pétrole (OPEP) est un cartel de 14 pays producteurs qui représentent aujourd’hui 30% de la production. Pour contrer la montée en puissances des producteurs américains, exploitant le pétrole de schiste, les pays producteurs majeurs comme la Russie s’allient à l’OPEP en formant l’OPEP+. Dans ce cadre, face à une demande atone, Riyad a lancé en mars 2020 un ultimatum à Moscou pour restreindre la production et maintenir les prix. Moscou lui a imposé une fin de non-recevoir au regard de son propre intérêt économique et politique.
La guerre des prix entre Arabie Saoudite et Russie s’est soldée par un krach pétrolier. En effet, l’offensive saoudienne déclenchée dans la production s’est traduite par des réductions agressives. Selon les notes d’analyse de la société Bloomberg, cette baisse des prix est la plus importante depuis 20 ans. Les principaux contrats d’approvisionnement en pétrole – soit le Brent de la mer du Nord et le WTI du Texas – ont chuté de plus de 20% pour atteindre environ 26 $/baril. La banque d’affaires Goldman Sachs considère même que le prix du baril pourrait ne se stabiliser qu’autour de 20$, bien en-dessous de nombreux seuils de rentabilité.
La guerre des prix entre Riyad et Moscou propage son onde de choc des marchés actions à la géopolitique mondiale.
Sous l’effet de l’incertitude, le krach pétrolier s’est propagé aux marchés actions. Des secteurs entiers de l’économie ont subi l’impact des crises pétrolière et sanitaire actuelles. Tandis que le coronavirus affectait les valeurs dans les secteurs de l’hôtellerie et du transport, la guerre des prix dégradait les perspectives des majors pétrolières. Par exemple, l’indice du CAC 40, qui représente la capitalisation boursière 40 plus grandes sociétés françaises, est passé de 6100 à 3800 en 1 mois soit une baisse de près de 40%. Une évolution aussi baissière a été enregistrée par les principales places boursières dans le monde. Cette tendance mondiale augure de considérables difficultés de financement pour les entreprises cotées.
La guerre des prix pétroliers aura des répercussions profondes sur les majors énergétiques. Les Saoudiens ont déclenché cette guerre des prix en vue de consolider leurs parts de marché dans un contexte tendu. Ils veulent acculer à la faillite leurs principaux concurrents hors OPEP. D’une part, ils atteignent leurs concurrents actuels, dont les Américains et les Canadiens, qui exploitent des gisements non conventionnels réputés sensibles à la volatilité des prix. Par exemple, le pétrole de schiste du bassin permien du Texas voit sa rentabilité détériorée par les difficultés logistiques induites pour les entreprises. D’autre part, les Saoudiens veulent assécher les perspectives de rendement des nouveaux gisements offshores (à l’exploitation coûteuse) découverts au Guyana et en Norvège.
Elle comportera aussi des conséquences géopolitiques majeures pour les pays concernés. Le dirigeant Mohammed ben Salmane (MBS) ne fait que renforcer son emprise sur le pouvoir politique. À l’échelle nationale, Stratfor confirme combien le dirigeant saoudien consolide sa mainmise sur le pouvoir royal. Autrefois sous-tendue par un « consensus des princes » dans la maison des al-Saoud, l’autorité politique est de plus en plus centralisée sur la personne de MBS, ce dont attestent les arrestations récentes de figures majeures qui ont été commanditées en haut lieu. À l’échelle régionale du Moyen-Orient, la réduction des prix du pétrole se déroule au pire moment pour l’Iran tant il est acculé par la brutalité des sanctions américaines.
Du fait de leurs réserves et leurs mainmises, les deux protagonistes pourraient rester figés dans cette rivalité pour les prochains mois.
Cette guerre des prix sera durable tant qu’une optique non-coopérative dominera les relations dans l’OPEP+. La situation du marché pétrolier évoque les dangers explicités par la théorie des jeux. Pour les mathématiciens américains des années 1950, comme A. W. Tucker et H. W. Kuhn, un équilibre non-coopératif peut être choisi par deux acteurs alors même qu’il est sous-optimal pour chacun. Ceci se passe entre l’Arabie Saoudite et la Russie puisque la guerre des prix dégrade leurs recettes budgétaires et leurs marges de manœuvre. Plusieurs analystes spécialisés sur les marchés énergétiques, comme Anas Abdoun de Stratas Advisors, confirment aussi que la guerre des prix est « partie pour durer ».
En effet, il est improbable que la Russie revienne à la table des négociations à la suite d’un éventuel affaiblissement à court terme. Moscou a besoin d’un pétrole à 42$ le baril pour atteindre l’équilibre budgétaire. Son manque à gagner reste encore modéré compte tenu du niveau actuel des prix du brut. Elle dispose surtout de réserves considérables qui lui permettraient de tenir. Son fonds souverain possèderait 150 Md$ de trésorerie et 560 Md$ de réserves de change au premier trimestre 2020. Vladimir Poutine n’est donc pas susceptible de plier rapidement à l’ultimatum saoudien d’autant qu’il est intéressé à l’éviction de ses concurrents américains.
La pression s’applique tout autant à l’Arabie Saoudite qui sera contrainte de puiser dans ses réserves ou de s’endetter pour faire face. Certes, l’Arabie Saoudite dispose aussi de réserves considérables acquises lorsque les prix du pétrole étaient élevés. Elle totalise dans son fond souverain près de 500 Md$ de réserves de change. Son niveau d’endettement reste modéré à 26% du PIB. Ce serait un choix économique lourd de conséquences qui la forcerait à recourir à ses réserves ou à l’endettement pour mener à bien son projet de diversification Vision 2030. Toutefois, les doutes des agences de notation sur sa stratégie rendront la seconde option coûteuse pour MBS. L’Arabie Saoudite et la Russie ont transmuté l’or noir en boue. Il faut aussi que les mauvais alchimistes en paient les conséquences.