Conflits x Terrorisme – Le permis de tuer
Les conflits asymétriques et irréguliers tendent à se multiplier dans le monde contemporain. Ainsi, les affaires militaires se transforment pour s’adapter aux mutations des menaces. Ces tendances appellent une nouvelle régulation de la guerre pour les régimes politiques qui sont attachés aux droits humains.
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Les conflits asymétriques et irréguliers tendent à se multiplier dans le monde contemporain.
La guerre est longtemps assimilée aux conflits symétriques et réguliers. Cette forme de conflits oppose des acteurs identifiables ayant pour objectif ultime l’atteinte d’une supériorité militaire sur un champ de bataille donné. Un exemple archétypal de bataille régulière peut être tiré du contexte de défense de la France face aux monarchies européennes, coalisées à la fin du XVIIIe siècle. Pour protéger la Révolution, l’armée française sauva Paris des troupes austro-prussiennes pendant la bataille de Valmy le 20 septembre 1792. Inférieure en nombre, mais galvanisée par la genèse républicaine, l’armée française vainquit ses adversaires à la régulière. Ce mode d’affrontement a dominé l’histoire militaire jusqu’aux guerres totales du XXe siècle.
Or, la deuxième moitié du XXe siècle marque l’essor des conflits asymétriques et irréguliers. En effet, les caractéristiques classiques des conflits se sont effacées comme le montre Gérard Chaliand dans Les guerres irrégulières. Quand il opte pour la guérilla et le terrorisme, l’ennemi n’est pas toujours bien identifié. Il se fond parmi les civils. Il frappe à tout moment. Il attaque en tout lieu. Il ne cherche pas toujours à vaincre par la force, préférant plutôt démoraliser son adversaire. De la révolution chinoise aux guérillas latino-américaines, de la guerre d’Algérie à la révolte des Mau Mau, les conflits asymétriques consacrent la force des faibles.
C’est pourquoi le terrorisme contemporain constitue un défi considérable pour les affaires militaires. Si le terrorisme ne connaît pas de limite géographique ou historique, sa forme djihadiste bouscule les schémas classiques de la guerre. Par exemple, le groupe État islamique (EI) dispose d’une zone d’opération dont l’envergure est planétaire. L’élimination de son leader Abou Bakr al-Baghdadi n’a pas donné lieu à l’effondrement du mouvement. Selon un rapport du Pentagone divulgué en février 2020, il n’y a pas eu de « dégradation immédiate des capacités de l’EI » après l’opération américaine. Les conflits asymétriques et irréguliers appellent de nouvelles réponses militaires.
Ainsi, les affaires militaires se transforment pour s’adapter aux mutations des menaces.
Ce nouveau contexte de la conflictualité emporte l’émergence d’une « révolution dans les affaires militaires » (RAM). Au terme de la guerre froide, les États-Unis ont remarqué que les menaces pour leur sécurité étaient entrées en mutation. Tout le système institutionnel et technique de l’armée américaine a été amené à se mettre à jour pour maintenir l’hégémonie nationale. Selon les experts Thierry Balzacq et Alain de Nève, la RAM comporte « trois réorientations essentielles » dont le recours à la guerre psychologique, la maîtrise technologique du champ de bataille et la prise de décision en réseau. Deux pratiques majeures en découlent pour vaincre dans une guerre asymétrique.
D’une part, le renforcement du renseignement devient une priorité dans les démocraties entrées en guerre asymétrique. Les services de renseignement réalisent plusieurs missions. Ils détectent les signaux faibles faisant signe vers l’imminence d’un attentat sur le territoire national. Ils préviennent les actes d’espionnages dans des entreprises stratégiques. Ils partent en reconnaissance à l’étranger pour des opérations militaires. Suite aux attaques terroristes de 2015, la France a mis en place la coordination nationale du renseignement et de la lutte contre le terrorisme en 2017. Son rôle consiste à harmoniser les opérations des services spécialisés (DGSE, DGSI, DRM, DRSD, DNRED et TRACFIN).
D’autre part, la pratique des assassinats ciblés par des démocraties se généralise. Alors même qu’elles n’appliquent pas la peine de mort, certaines démocraties conduisent des opérations clandestines tendant à l’élimination de cibles de haute valeur. Dans le cadre de la guerre contre le terrorisme djihadiste, l’ex président François Hollande a admis l’existence de ces « opérations homo » (pour homicide) comme le rapportent les journalistes Fabrice Lhomme et Gérard Davet dans Un président ne devrait pas dire ça. De telles opérations secrètes posent question tant sur les plans de la légalité et de l’efficacité.
Ces tendances appellent une nouvelle régulation de la guerre pour les régimes politiques qui sont attachés aux droits humains.
L’existence d’un permis de tuer dans les guerres asymétriques pose un défi aux démocraties. Les assassinats ciblés peuvent avoir des répercussions sérieuses sur la stabilité mondiale. Selon Amélie Férey, chercheuse au CERI de Sciences Po, les guerres asymétriques participent à « l’effritement actuel de la distinction entre guerre et paix ». Elles servent de justification au ciblage anticipé d’éléments dits hostiles (fussent-ils civils) et à la généralisation du champ de bataille. Ces problèmes se sont posés dans l’élimination du général iranien Qassem Soleimani au début 2020. Il faut ainsi intensifier le contrôle démocratique du permis de tuer les membres de la « kill list ».
En outre, l’éthique des combattants reste un enjeu essentiel pour vaincre dans une guerre asymétrique. C’est ce dont atteste Moshe Halbertal, un philosophe israélien qui a co-écrit le nouveau code de déontologie de Tsahal, l’armée israélienne. Il considère que, dans les guerres asymétriques, « il ne faut pas perdre sa colonne vertébrale éthique ». Il pose trois principes fondamentaux qui doivent guider l’action du soldat engagé dans le cadre d’une légitime défense : « nécessité », « distinction » et « proportionnalité ». La victoire militaire se joue aussi dans l’éthique du combattant.
La propagation des guerres asymétriques exacerbe l’importance d’une réflexion sur la guerre juste. Inscrit dans la tradition occidentale, le philosophe américain Michael Walzer pense les critères de la guerre juste dans Just and unjust wars. Son essai philosophique, incluant une ample analyse historique, fut publié en 1977 alors que l’indignation publique croissait face aux atrocités commises pendant la guerre du Vietnam. Walzer s’intéresse au droit d’entrer en guerre (jus ad bellum) et au comportement dans la guerre (jus in bello). La multiplication actuelle des guerres asymétriques donne du poids à sa formule conclusive : « la limitation de la guerre est le début de la paix ».
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Source image : Franceinfo
Source carte : Christophe Chabert, co-auteur du Monde en Cartes et éditeur de Mind the Map
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